Brèves de cantine

Premiers pas en Afrique

Mai 1964, aéroport du Bourget. Jour de l’Ascension, ensoleillé. C’est la première fois que je monte dans un avion, direction l’Afrique. Bien sûr avec un peu d’appréhension. Tant de fois j’ai rêvé, imaginé ce départ vers l’inconnu, l’esprit chahuté par les noms de ceux qui en on fait l’histoire et dont l’entêtement, l’exaltation les a entraînés dans l’aventure, l’ascèse. La folle épopée de René CAILLE à Tombouctou, celle de LIVINGSTONE, au cœur de l’Afrique, les découvertes de SAVORGNAN de BRAZZA au Gabon, au Congo et dont je retrouverai la trace plus tard sur la rivière Mambéré. Le périple chaotique de Charles de FOUCAULT, des bords de la Moselle jusqu’à Tamanrasset, ou encore les exaltations de PSICHARI les engagements de SCHWEITZER ou la poésie de SAINT-EXUPERY et son petit prince. Tous ont nourri ces rêveries et m’ont poussé.

Sans oublier STANY, l’aventurier, ce fabuleux conteur sur les antennes de Radio -Luxembourg, qui avait parcouru les endroits les plus reculés du globe. Sa diction, son accent russe et ses histoires extraordinaires me fascinaient. Je me suis souvent demandé s’il n’en rajoutait pas un peu !…mais son art de la narration subjuguait l’adolescent de l’époque. De lui, je retiendrais qu’il est astucieux, quand il pleut sous les Tropiques, de plier sa chemise dans son sac et de la retrouver sèche après la pluie. Et puis, à cette même époque du collège, un documentaire filmé sur des géologues dans le désert m’avait définitivement convaincu.

Le DC4, brillant, est là devant moi. L’embarquement se déroule. Chaque minute s’accroche  logiquement, prosaïquement à la précédente et s’efface dans la suivante : rien d’extraordinaire dans cette succession banale. Plus tard, je m’étonnerais, à chaque embarquement, de cette banalité logique qui s’égrène entre la minute où l’on ferme sa valise et celle où l’on s’assied sur un siège dans l’avion.

Les quatre moteurs du DC4 se sont emballés, l’un après l’autre, faisant tressaillir l’avion de plus en plus fortement jusqu’à ce qu’il s’accoutume à cette violence et l’accommode en un ronronnement plus supportable. Inquiétant et rassurant tout à la fois, l’homme qui braque, successivement sur chaque moteur, sa lance à incendie reliée à un chariot. Nice, première escale, il fait nuit, l’air est doux, embaumé, déjà un contraste avec le nord. Puis, c’est la nuit et la sortie, au petit matin, dans l’atmosphère épaisse, chaude du tarmac de Fort Lamy qui deviendra N’Djanéma. Une maigre agitation étouffée par la chaleur égratigne à peine la chape ouatée qui entoure le corps mal réveillé.

Autour de l’avion, on charge, on décharge, avec l’agitation désordonnée de l’Afrique. On embarque des quartiers de viande. Un autre camion de viande arrive, on dit au chauffeur que c’est trop tard, alors, il amène sa barbaque dans un autre avion. Autour de l’aérodrome, une garrigue sèche, de grands oiseaux, quelques singes brun-clair qui broutent paisiblement.

Puis le temps d’apercevoir quelques cases, la savane désolée, une mer de nuages se glisse sous l’avion. De nouveau les moteurs ralentissent, c’est l’approche vers Bangui. Les nuages s’effilochent à l’approche du fleuve et laissent apparaître quelques grands arbres déplumés au milieu d’un terrain rougeâtre parsemé de quelques touches de vert. Le soleil n’a pas encore réussi à enluminer le paysage. Puis ce sont des cases, petites et rouges, quelques constructions grises et l’avion touche le lieu de mon premier séjour en Afrique. J’y suis, débarqué pour deux années.

Les bâtiments de l’aéroport sont succincts, une grande salle d’arrivée et de départ, ouverte à plein vent, et une atmosphère chaude, odorante, pleine de moiteur. Si tôt le matin et la transpiration qui s’installe. Je cherche, parmi la foule des parents et amis venus accueillir les voyageurs, celui qui doit m’attendre.

Il m’est difficile de le reconnaître puisque je ne le connais pas. La foule s’écoule petit à petit, les voyageurs sont pris en charge les uns après les autres, l’aéroport se vide. J »attends toujours espérant voir une voiture arriver. Mais rien ne se passe, tout le monde est parti, je suis devant le bâtiment avec ma valise au pied. Une dernière voiture s’en va, immatriculée en CD, sans doute le chef d’escale, puis s’arrête devant moi :

 » Je vous emmène ? Oui, s’il vous plaît.
Oui, s’il vous plaît.
Où allez-vous ?
Je ne sais pas, je devais être accueilli par quelqu’un. Mais je ne connais pas son nom. Je sais juste qu’on le surnomme Freddy.
Ah ! Freddy, bien sûr, je le connais ! « .

Me voilà sauvé ! En Afrique, tout se sait et tout le monde se connaît.

Au passage, j’aperçois les cases, les bâtiments vus d’en haut, plus misérables encore et, parmi, les gens, d’étranges petites chèvres noires et blanches. Mon chauffeur me dépose sur le bord d’une sorte de large trottoir qui longe une rangée de petites loges et, m’indiquant l’une d’elles, me dit  » c’est là « .

Une large avenue, mal bitumée, flanquée d’un côté par cette rangée de petites maisons basses qui, à bien regarder, ressemblent à des baraques de foire dressées là pour quelque kermesse. Presqu’un terrain vague et pourtant c’est la ville.

Je pose ma valise à la porte, frappe et entre dans un petit bureau. Face à un musulman en boubou blanc, un homme est assis à une table. Il s’agit bien de Freddy. Je me présente et, la porte toujours entr’ouverte, ressort pour prendre ma valise. A ce moment-là, Freddy m’invective et me demande de fermer la porte. J’apprendrais plus tard que les deux hommes sont en négociation à propos d’un lot de diamants et que, dans ces cas là, il n’est pas souhaitable de laisser la porte ouverte, cela pourrait briser le marché. Car Freddy est un acheteur de diamants pour le groupe minier qui m’a engagé.

Accueil plutôt frais dans cette moiteur qui m’enveloppe et se retrouve en moi, vaseux d’une mauvaise nuit !

Bangui : un grand village, des baraques en pierre ou en bois, isolées dans la verdure, des rues plus ou moins goudronnées, sans trottoirs. Ambiance curieuse, indescriptible. Il fait beau, il y a beaucoup de verdure, des arbres en fleurs, une ambiance très africaine, une vie dehors. Des femmes, serrées dans un sari multicolore, passent, cambrées, un mouflet accroché dans le dos, avec parfois un paquet sur la tête.

Et cette nuit qui tombe brusquement vers six heures du soir surprend et enferme dans une sorte de mystère les rues mal éclairées.

Dans l’attente de l’avion qui devait me transporter sur mon lieu de travail à Berberati, je logeais à l’hôtel Minerva : grande bâtisse, sans doute en béton, plus que sobre, avec une grande entrée, un hall et des chambres vastes et très hautes de plafond. Un détail qui ne manquait pas de m’étonner était cette bande de petites niches, ouvertes sur l’extérieur, qui couraient sous le plafond au-dessus des fenêtres donnant sur la rue. Cette aération naturelle, activée par les palles de grands ventilateurs plafonniers, permettait de survivre par les nuits chaudes.

Trente-cinq ans plus tard, le Minerva, indestructible, est toujours debout mais dans quel état ! Abandonné, sale, la façade criblée d’impacts de balles, témoins de la fureur bête des foules.

Dernière ligne droite, début d’une nouvelle vie. Me voilà dans cet étrange appareil qu’est un DC3 qui ressemble à un gros lézard dressé sur ses pattes de devant. Bruit des moteurs, courant d’air sous les portes, l’avion progresse au-dessus d’un tapis de coton. Tout à coup, vers neuf heures, le tapis se déchire, laisse apparaître la forêt puis la savane Les nuages s’évaporent. Ne resteront bientôt plus que quelques bandes accrochées aux galeries forestières et qui disparaîtront bientôt à leur tour. Et c’est ainsi chaque matin.

Et voilà Berbérati : un baraquement près de la piste. On décharge les colis, quelques personnes descendent de l’avion accueillies par une dizaine de familiers. Et, une fois de plus, je me retrouve seul. C’est encore le chef d’escale,  » la  » en l’occurrence (qui n’est autre que la femme d’un employé de la compagnie) qui m’accueille, me prend en charge et m’emmène à la concession de la compagnie, près de la case du géologue.

Celui-ci, personnage fort en gueule, chargé de me récupérer, ne m’aurait pas vu ! Peut-être était-ce déjà une manifestation de son hostilité à mon égard ou, tout simplement, un whisky matinal ? La réception par le directeur ne fut, pas non plus, excessivement cordiale. Bien sûr, imposé par le Président, je dérangeais ce petit monde qui ne manqua jamais l’occasion de souligner mon inexpérience. Le géologue en titre était en effet un personnage haut en couleurs, un vieil habitué de l’Afrique, avec lequel je n’ai jamais eu d’échanges. Quand il partait en expédition, il emmenait tout un équipement dont une cantine transformée en baignoire.

Décidément, ce démarrage dans la vie professionnelle était un peu  » frisquet « .

A sept cents kilomètres, à l’ouest de Bangui, Berberati est un gros village sillonné par des rues de latérite rouge qui slaloment entre quelques bâtiments officiels de plain-pied, jadis blanchis, rougis par la latérite, de rares boutiques tenues par des portugais et s’apparentant à une sorte de garage ouvert, de jour, à tout vent, et des maisons plus modestes le plus souvent de simples cases, toutes coiffées de toit de tôle. Tout est rouge, l’eau est rouge et ce n’est qu’au retour en France qu’on découvre combien le linge est rouge.

Découverte de l’Afrique avec ses aspects, parfois désagréables mais souvent intéressants et réjouissants, sans les contraintes de nos villes, dans un espace presque vierge.

On m’installe dans la case de passage, grande bâtisse en dur, couverte d’un toit de tôle, au milieu de la concession, un terrain planté d’arbres, (manguiers, avocatiers, papayers…), de hautes herbes traversées de pistes et dans lequel se trouvent les cases espacées, les bâtiments, les bureaux. Étrange impression que dégage cette grande maison à la tombée de la nuit, imprégnée d’odeurs curieuses, sentant le renfermé. Je suis surpris par le mobilier lourd en bois massif, des fauteuils que l’on peut à peine bouger, par cette moustiquaire sur un grand lit et par la lampe-tempête que je découvre le soir, dans la chambre, allumée par un boy que je n’ai même pas vu. Dehors, la nuit douce, odorante, percée par des bruits étouffés des villages voisins.

Jean-Claude MICHEL

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