Brèves de cantine

Mygales, chenilles et pygmées

Au cours d’un de mes séjours en forêt, je logeais dans une case en bois préfabriquée, plantée au milieu d’une petite clairière qui avait été ouverte entre les grands arbres. A quelques pas se trouvait le campement des quelques pygmées que j’avais embauchés. Ils avaient installé leurs huttes traditionnelles en feuilles, posées sur une armature de branches, en forme de champignons, rondes, basses. L »ensemble est maintenu par des liens d’écorce. J’allais parfois les chercher au petit matin quand, par malchance, une bruine tombait du ciel couvert. Si au réveil, la pluie tombait, il était impossible de les faire sortir. L’argument fourni était qu’ils n’avaient pas de montre. Il est vrai que la lumière manquait. Par temps de pluie, celle-ci ne parvient pas à s’infiltrer au travers du barrage des arbres, des feuilles, des lianes et le sous-bois matinal gît dans la pénombre. Tout de même, il m’aurait étonné que ces gens, si proches de la nature, aient une notion du temps aussi faible. Si, par contre, la pluie arrivait après le lever, il n’y avait plus de problème. J’avais moi-même quelques difficultés à m’extraire du lit pour entrer dans cette moiteur matinale, enfiler des vêtements humides, des pataugas encore trempés de la veille.

Il est difficile de traduire les odeurs de cette forêt aux arbres gigantesques, odeur de la végétation, d’humus, parfum d’automne aux multiples effluves dans une ambiance de moiteur, de fraîcheur. Ce monde sans horizon, fermé, sans ciel, peut paraître oppressant, mais étrangement, on se sent à l’aise, presque en sécurité à navigue accompagné, entre les énormes troncs, à passer au-dessus des branches ou des troncs affalés qui s’écrasent en bouillie sous les pieds. Le sous-bois est dégagé excepté dans les endroits qui ont été jadis défrichés par les habitants ou par des chutes d’arbres morts. Ces chutes entraînent les arbres voisins qui s’affalent en série (technique utilisée par les Indiens d’Amérique pour créer une clairière ; un arbre, bien choisi, abattu entraîne les autres). De temps à autre le calme est troublé par des sifflements
d’oiseaux ou la fuite de singes dans la canopée. Il faut certes rester attentif pour poser ses pieds ou ses mains quand on doit se rattraper lors d’un mauvais passage. Devant un énorme tronc couché moussu, encombré de jeunes pousses, il est parfois délicat de choisir entre grimper par-dessus ou ramper en dessous. Attentif à ne pas marcher sur une colonne ou pire un étalement de magnans, ces fourmis dont la grande susceptibilité est surpassée par une agressivité sans pareille et qui n’ont d’autre envie que de planter leurs crocs dans les jambes, voire mieux, des promeneurs.

Ma petite maison, surélevée, se limitait à une maigre terrasse à l’entrée, à une chambre et une pièce qui servait à la fois de cuisine, de réserve et de salle d’eau. A part un lit, une chaise et une vague table, le mobilier était inexistant. Une nuit, alors que j’essayais de m’endormir, j’entendis des crépitements sur les lattes du plancher. Je me demandais quel animal pouvait ainsi courir. Ce n’était pas le bruit d’une souris ou d’un rat. A l’aide de la lampe tempête et d’une torche, je me mis à inspecter les lieux. Je finis par découvrir une grosse araignée, une espèce de crabe à pattes velues, qui me regardait avec de gros yeux ronds.

Attrapant un balai, j’essayais de l’occire, mais en vain car à chaque fois, plus leste que moi, elle sautait de côté. J’abandonnais ma chasse. Le lendemain, relatant mon aventure à des collègues, j’appris que j’avais affaire à une mygale. Autant dire que par la suite, avant de me coucher, j’inspectais le lit consciencieusement et fermais la moustiquaire avec beaucoup d’attention. Au bout de quelque temps, elle avait disparu ou je ne l’entendais plus…

J’admirais beaucoup ces pygmées, parfaitement adaptés à leur milieu et qui paraissaient en
complète harmonie avec la forêt tout comme les Amérindiens de Guyane. Ils laissaient paraître une impression de simplicité, voire de naïveté, mais surtout de franchise. La seule chose qui, pour notre culture, apparaissait comme un reproche et qu’on pouvait regretter, était leur manque d’assiduité. L’argent n’était pas leur motivation principale. L’appel de la forêt ou des raisons mystérieuses qui nous échappent les attiraient et ils pouvaient s’absenter plusieurs jours ou carrément disparaître sans raison apparente.

Ainsi, un jour, l’équipe pygmée employée sur un de nos chantiers ne s’est pas présentée et a tout simplement disparu. J’en croisais souvent en forêt. Au détour d’un sentier apparaissait un groupe, une famille sans doute, portant sur le dos un long panier tressé et retenu au front par une sangle d’écorce, portant pour seul vêtement un pagne étroit retenu par une cordelette à la ceinture. Ils me regardaient d’un air apeuré, montrant parfois leurs dents aiguisées dans un maigre sourire. A l’époque, ces pygmées Babingas, nommés aussi Aka, vivant en petits groupes isolés d’une trentaine d’individus, formaient une population repoussée, méprisée voire asservie par les autres tribus. Ils semblaient pourtant être riches d’une connaissance profonde des ressources que dispense un environnement hostile à d’autres. Habiles à la chasse avec leurs arcs, leurs sagaies, astucieux pour poser des collets ou pister une antilope, ils pouvaient aussi grimper dans les arbres avec une grande agilité pour y récupérer du miel. J’avais trouvé, un jour, un petit groupe vivant dans trois huttes et qui, m’avait-on dit, avait été isolé par les autres membres de la tribu afin de soigner quelque maladie et d’éviter une contamination.

Des enfants étaient enduits d’un cataplasme verdâtre de plantes. La pharmacopée pygmée, basée sur les plantes, est très développée et fait appel à un arsenal de tisanes, décoctions, onguents, poudres préparés à partir d’écorces, de feuilles, de racines, d’épines ; telle écorce guérit les brûlures d’estomac, telle autre macérée dans l’eau, soulage les femmes aux règles douloureuses. Soigner une morsure de serpent ou une piqûre de scorpion n’a pas de secret. J’avais croisé un jour un pharmacien qui précisément étudiait cette richesse et, depuis, plusieurs études très sérieuses ont été faites sur ce sujet.

J’aimais à en employer quelques-uns pour leur habileté à s’orienter et à se déplacer avec souplesse et de manière furtive en forêt. Un jour que j’accomplissais quelque travail d’échantillonnage, je vis l’un d’eux essayer, avec difficulté, d’allumer une cigarette en frottant un fer courbé contre un silex et un peu de coton. L’amusant est que ce nécessaire était tenu dans une pochette, en cuir à peine tanné, fermée par un bouton de culotte bleue. Au cours d’une balade qui nous avait conduits à un de leurs campements, je parviendrais à échanger un « briquet » de ce genre contre un paquet de tabac bleu auprès de pygmées avec lesquels nous avions sympathisé.

Ce même pygmée au briquet chantonnait la rengaine de Sœur Dominique, bien de l’époque,  » Dominique, nique, … « , preuve que la  » civilisation  » était parvenue jusqu’au fond de la forêt. Je retrouverais d’ailleurs, quelques années plus tard, un missionnaire qui s’était donné comme objectif de protéger ces Babingas, de les aider à prendre conscience de leur culture et de leur donner un peu de dignité.

Fallait-il les préserver de toute  » pollution  » au risque de les voir disparaître malgré tout ou bien essayer de les amener vers la culture dominante avec pour conséquence la perte de leurs traditions et de leur originalité ? Déjà on pouvait voir, aux abords des villages locaux, quelques huttes rondes typiques de Babingas qui étaient plus ou moins au service des villageois, troquant du gibier contre des produits manufacturés. Mais on y voyait aussi des Babingas vivant dans des cases rectangulaires et certains visages dévoilaient un mélange de populations. Je constaterais plus tard que le même dilemme se posait pour les Indiens de Guyane qui, par de nombreux traits me rappelaient les pygmées : adaptation au milieu forestier, connaissance extrême des plantes et des animaux, capacité de survie et économie dans l’atteinte à leur écosystème. On ne chasse que pour survivre, d’où leur nomadisme qui évite l’épuisement des ressources.

 Leur habileté à vivre dans la forêt nous les faisait employer en cas de chute d’arbres sur la piste. Une bande de ces pygmées, armés de petites haches, avait tôt fait de débarrasser le chemin des bois qui l’entravaient, même quand il s’agissait de déblayer un de ces énormes troncs de plus de deux mètres de diamètre. Leur hache était souvent faite d’un morceau de fer planté dans une fourche d’arbre qui, en croissant, finissait par enserrer le fer. Les entendre chanter leurs polyphonies modulées, surtout quand on les transportait en pick-up, était un régal. La musique des Pygmées est liée directement à leur vie sociale et religieuse. Elle est essentielle au bon déroulement des activités principales de la vie de tous les jours C’est une polyphonie complexe qui utilise le  » yodel  » : ce sont des entrelacs de voix qui se croisent, se superposent. L’ensemble est construit sur les répétitions, sans cesse variées et enrichies, d’un motif mélodique ou rythmique répété obstinément

Les autres habitants ne s’aventuraient guère loin au milieu de la forêt qui restait le domaine privilégié des pygmées. Les femmes allaient ramasser des chenilles et en ramenaient un plein panier sur la tête. Quand les chenilles, éprises de liberté, se retrouvaient sur le visage, un geste prompt les renvoyait au panier.

Jean-Claude MICHEL

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