Brèves de cantine

Joie des camps et concours de miss maliennes

Dix-huit heures. La lumière s’effaçait plus rapidement sous les manguiers. A une centaine de mètres, on entendait le brouhaha du village au-dessus duquel venaient parfois se plaquer les appels stridents du muezzin. L’odeur des feux du soir s’infiltrait jusqu’à nous. Les premières chauves-souris s’agitaient dans les arbres et s’essayaient à quelques vols. Des vaches s’attardaient autour des barrières. Le groupe électrogène démarrait son ronronnement qui couvrait maintenant les autres bruits.

Dans les années quatre-vingts, je participais à un événement qui pourrait servir d’exemple de mondialisation culturelle. C’était donc au Mali, à Kéniéba, un grand village situé dans l’ouest du pays, à une cinquantaine de kilomètres de la rivière Falémé qui forme frontière avec le Sénégal. Imaginez Kéniéba, faite de petites maisons en parpaings ou en briques de terre sèche, logées au pied d’une falaise de quatre cents mètres de haut. Quelques rues de sable plus ou moins couvert de latérite ocre rouge sillonnent le site.  Des arbustes, çà et là, tentent d’égayer la sécheresse des jaunes. Seuls grands arbres, les manguiers imposants servent de repaires à des cohortes de chauve-souris à tête de chien qui se nourrissent de fruits. A l’entour, s’étale la savane parsemée d’arbustes rabougris par les feux de brousse et d’herbes qui atteignent plus de deux mètres à la saison des pluies.

Notre campement, installé à deux pas du village sous les manguiers, au pied de la haute falaise de Kéniéba, se préparait pour la nuit. Quelques tentes, des constructions en paille pour servir de réserve, bureau, salon, salle-à-manger et cases du personnel. Tout autour, une barrière signifiait, tout autant pour les visiteurs que pour les vaches, qu’on n’entrait pas ici impunément. Elle n’empêchait cependant pas les invasions occasionnelles de crabes venus d’une plaine humide voisine et qui allaient on ne sait où. Ce genre d’invasion me rappelait celles des iules, ces gros mille-pattes, qui, certains soirs, investissaient la case en Centrafrique. Le plus souvent ce sont les invasions d’insectes, de papillons ou de termites volants après une pluie. Ils éclosent par milliers le même jour. Ces nuées qui, le soir, se collent aux lampes, sont très désagréables quand on manipule des papiers ou des cartes ou quand on mange sa soupe. Une des plus stupides de ces bestioles était surnommée  » la saucisse « . Avec son abdomen long et lourd, elle se cogne partout et vous déboule dans le cou ou dans la figure. Les lucanes cerf-volant, avec leurs grosses mandibules étaient plus rares et moins grosses que celles de la forêt guyanaise. Les Africains adorent les termites que l’on voit sortir de leur termitière après la pluie. Ils auraient un goût de noisette… je n’y ai jamais goûté.

L’emplacement du campement nous assurait d’une certaine fraîcheur et, s’il nous protégeait du soleil, il ne nous exemptait pas des chutes de mangue et des urines des chauves-souris. Ces énormes roussettes adoraient bien sûr les mangues.

Nous avions, bien évidemment, isolé les fûts de carburant, la crainte d’un accident par erreur ou malveillance était toujours présente. Un tel accident survint dans un de nos camps de paille au Gabon. Une manipulation erronée d’un tuyau qu’un prospecteur gabonais, pas très futé, avait pris pour un tuyau de gaz faillit enflammer tout le campement fait, rappelons-le, de paille. La bouteille de gaz en flammes fût, fort heureusement, éloignée des fûts de carburant mais continuait de brûler au milieu de nos baraquements. Tout le monde s’enfuit, se réfugiant derrière une Toyota, y compris le cuisinier qui abandonna les plats en train de cuire sur le réchaud. Au bout d’un certain temps, Joao, un de nos prospecteurs portugais, courageusement jeta du sable sur la bouteille et ferma le robinet. Ouf général de soulagement !

Mais revenons à Kéniéba : il fallut un jour quitter ces lieux pour nous rapprocher d’une installation de traitement des graviers et des kimberlites.

Il s’agissait d’un équipement important qui avait nécessité des travaux de terrassement de plusieurs mois. Réclamant beaucoup d’eau, cette laverie avait été placée en bordure de la rivière Falémé. Grâce aux puissants groupes électrogènes, nous disposions d’électricité jour et nuit. Mais c’était bien un des rares avantages. Le campement était dispersé entre les arbustes rabougris au milieu de quelques touffes d’herbe qui avaient résisté au nettoyage et au brûlage. Cette végétation n’apportait aucune fraîcheur et le sol latérisé accumulait la chaleur. Le plus souvent, il n’était pas possible de dormir dans une tente. Chacun avait son  » mirador « , un lattis de bois placé sur quatre piquets à un mètre du sol. Un matelas, un drap et une moustiquaire en faisaient une couche acceptable à l’abri des rampants et avec une relative aération. Cela ne suffisait cependant pas pour dormir et il fallait, plusieurs fois par nuit, se doucher et surtout ne pas s’essuyer. L’évaporation permettait au corps de s’endormir. A moins que, selon la saison, une petite pluie fine ne vienne apporter sa part de fraîcheur au détriment du matelas. Mais si la pluie s’installait plus sérieusement, il fallait déménager. Je constatais un jour que mon matelas, pourtant envoyé de Dakar par le libanais qui nous servait, était bourré de rognures de papier qui avaient moisi.

Plus tard nous serons dotés de climatiseur. Excellent équipement pour une tente, chauffée à bloc par le soleil et la réverbération !. Faire une sieste s’apparentait à une séance de sèche-cheveux à la puissance maximale. La nuit était à peine plus agréable. Il pouvait faire très chaud dans ce pays, à tel point que les verres étaient tenus dans le réfrigérateur pour éviter une explosion intempestive, lors du versement de la bière. Moment agréable, le soir, dans notre salle à manger ouverte sur le fleuve, quand nous pouvions enfin boire une bière avec quelques cacahuètes.

L’installation des équipements de la laverie ne s’était pas faite sans mal. Un énorme trommel, cylindre long, s’était retrouvé renversé sur le bord de la piste et une grue avait dû être envoyée depuis Bamako, à plus de trois cents kilomètres, pour le récupérer.

De notre camp d’exploration, précisément au bord de la rivière, nous pouvions apercevoir de temps à autre les hippopotames au rugissement puissant. Des bandes d’une centaine de singes cynocéphales se répandaient parfois sur l’autre rive, s’attaquaient aux arbres et arbustes en quête de nourriture. On pouvait voir les mères porter leur petit à cheval sur le dos, les vieux mâles corriger les petits insolents qui poussaient des cris aigus. Ils repartaient ensuite à très grande allure en soulevant des nuages de poussière. Si par hasard on croisait une de ces  bandes dans la savane, de vieux singes menaçant postés à l’entour tenaient les visiteurs à distance. Parfois nous avions la visite de pintades. Le cuisinier en tua un jour, d’un seul coup, deux qui avaient eu l’audace de rentrer dans notre cuisine-salle à manger ouverte en plein vent.

Autres audacieux, de gros scorpions s’égaraient du côté du réfrigérateur. Après les avoir attrapés nous les mettions dans une boîte en plastique transparente avant de trouver le produit adéquat pour les conserver. L’un d’entre eux resta ainsi près de deux mois sur la table. Chaque fois que nous prenions place, nous agitons la boîte pour voir s’il était encore vivant. Ces animaux ont la vie dure.

Mais l’anecdote que je veux raconter se situe au cœur de Kéniéba. Les voyages forment la  jeunesse, dit-on. Mais ils apportent également leur lot d’expériences et d’aventures à tout âge de la vie. Il arrive que l’on soit mêlé ou confronté à des événements qui semblent être tirés d’un roman. Que l’on soit simple observateur ou effectivement concerné, on se trouve au cœur de situations inhabituelles, pour le moins étranges, comme hors du temps. Et pourtant, elles apparaissent naturellement. La réalité rejoint la fiction comme si celle-ci n’en était qu’une approche déformée.

Un jeune homme m’accosta un jour, c’était le Président d’une association de jeunes. Il avait l’intention d’organiser une fête avec un concours. L’élection de Miss Kéniéba ! Pas moins. Et il me demandait de présider cette manifestation. Je n’étais pas très emballé par cette affaire. Il est vrai que c’était un honneur, étant le seul « blanc » dans les environs, mis à part le Père missionnaire, mais c’eût été mal venu de le solliciter, ces jeunes avaient pensé à moi comme personnalité. Devant l’insistance de mes collègues maliens, j’acceptai finalement cette présidence.

Au jour dit, j’arrivais un peu avant l’heure au lieu du spectacle. Une foule gesticulant et criant était déjà massée à la porte métallique entr’ouverte et d’autres spectateurs se pressaient. Manifestement, le service à l’entrée était débordé. C’est alors que surgirent les policiers armés de fouets à très longue lanière et qui se mirent à ordonner la foule en cinglant de coups. Ils tapaient dans le tas sans aucune discrimination. J’évitais un ou deux coups de justesse. Je réussis à pénétrer dans la « salle », une sorte de grande cour fermée par de hauts murs et où avaient été disposées des chaises.

Au fond se trouvait un genre de scène sur laquelle commençaient à s’installer des musiciens. Et quels musiciens ! L’orchestre de la gare de Bamako avait été convié. Après que tout ce monde se soit installé, le spectacle put commencer. Ce fût une suite de morceaux où les interprètes exerçaient leur virtuosité en chantant, dansant. Il fallut bien arriver au clou de la soirée : l’élection de la Miss ! Une fois le jury présenté, ce fut au tour des candidates de défiler. Attention, il s’agissait de « Miss » africaines, dans un village du fond de l’Afrique. Elles étaient, pour l’occasion, habillées d’un pantalon, un jean le plus souvent, et d’un chemisier.

Quelle surprise de les voir ainsi habillées à l’occidentale alors qu’habituellement elles ne se vêtaient que de pagnes. Et voilà le jury en train de délibérer. Ma préférée n’était pas du goût  des autres membres. Je constatai alors combien nos critères peuvent différer. Je réussis tout de même à la placer seconde ex æquo.  Le mot étant inconnu du jury, je soupçonne mes conjurés d’avoir cédé à la pression du piston pour élire la reine…

Je ne crois pas que l’élue ait franchi le cercle de Kéniéba pour mettre en jeu sa couronne. Après cet intermède essentiel, la musique reprit et j’eus droit, comme d’autres, à une chanson dédiée où mon nom était sans cesse répété.

Le surprenant de cette histoire vient du télescopage du monde moderne avec ses modes et d’un milieu encore fortement attaché au traditionnel. J’ajoute qu’une bonne part de la population est musulmane.

Une autre affaire m’obligea à intervenir auprès du préfet. Un forage pour rechercher de l’eau avait été fait par une de nos filiales sur la place centrale. De l’eau coulait, à la grande joie des villageois. Mais j’appris, quelques temps, après que le maire s’était approprié l’eau et la vendait. Je trouvais cette affaire scandaleuse et la fis cesser. Du même ordre était la revente, sur le marché, des sacs de riz du World Food Program avec un supplément pour le sac seul, ou la revente des vêtements récupérés en Europe auprès de donateurs. Et encore, l’utilisation des voitures Unicef comme taxis. Ceci rejoint l’histoire de la grande tente onusienne, pour réfugiés, qui servait de bâche à un restaurant en Guinée.

Ces dérives choquent sans doute les occidentaux mais elles correspondent à l’esprit et aux habitudes africaines. L’entraide entre les individus permet la survie de la famille et du clan mais entraîne l’exacerbation des rivalités entre clans ou ethnies.

Jean-Claude MICHEL

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