Lors de notre premier séjour à Berberati, nous occupions ce qui avait été la case de passage. C’était une grande maison en dur (en briques!), au toit de tôle, avec une large terrasse couverte qui servait d’entrée. Elle se trouvait abritée sous d’énormes manguiers qui, en saison, larguaient leurs mangues comme des obus sur les tôles. Le salon et la salle à manger formaient une très grande pièce, meublée de ce mobilier rustique et solide fabriqué localement avec ses fauteuils en bois massif, intransportables. Une grande chambre, deux plus petites, une salle d’eau et un office complétaient les lieux. La cuisine était à l’extérieur, à l’arrière de la maison, composée de plusieurs pièces dont la cuisine proprement dite, les chambres des employés et une réserve. La cuisine ressemblait à un souk assez sale. C’était le domaine du vieux cuisinier Darnou et dans lequel nous n’allions presque jamais.
Mais j’en viens à mes buffets. L’office, meublé d’une chaise, d’une étagère et d’un petit bahut, était peu utilisé, sauf parfois par quelques rôdeurs : ces petits rats de brousse qui habituellement faisaient le chahut sur les toits avec les noyaux de mangue. Attiré par le bruit, je m’approchais et d’un coup sec poussais le bahut contre le mur, puis, fier de moi, je laissais au marmiton le soin de prendre possession de la proie. Ses yeux montraient son contentement quand il tâtait la bête pour s’assurer qu’elle ferait un bon repas. Le rat est très recherché dans cette région, c’est un gibier assez facile à prendre.
Je me souviens d’une bande de chasseurs armés d’arcs et de sagaies, encerclant une futaie pour y débusquer quelques rats, spectacle qui ressemble fortement à celui de chasseurs, avec fusils, entourant un bosquet dans l’attente d’un faisan ou d’un lièvre, mais en Sologne…
Il arriva aussi que le boy soit fâché contre mon chien qui courrait après un rat, concurrence déloyale.
Mais l’exploit dont je suis le plus fier concerne le grand buffet de la salle à manger. Lors de l’un de nos retours, après un séjour sur un chantier, le cuisinier et son marmiton nous bloquaient l’entrée de la maison. Un grand serpent, un mamba d’environ deux mètres, s’était introduit dans la salle à manger. Il fallait donc l’en déloger avant que nous puissions rentrer. L’animal, apeuré par les tentatives des cuisiniers, s’était réfugié derrière le buffet. J’essayais, à mon tour, de l’évacuer avec une de ces grandes gaules qui servent à attraper les mangues, mais sans succès. Décidé aux grands moyens, j’attrapais le buffet pour le riper et, en le glissant, je réussis par son autre extrémité à coincer le serpent, à la grande satisfaction des cuisiniers.
Quelques mois plus tard, je devais renouveler un exploit identique. Nous habitions alors une autre case, à l’autre bout de la concession qui s’étalait sur près de deux hectares.
Je travaillais à l’extérieur quand un bruit me fit me retourner. J’aperçus alors, au pied des caféiers qui entouraient la case, un de ces petits serpents verts fluorescent, très fin, extrêmement mobile à la fois dans les plans horizontal et vertical et, paraît-il, dangereux. Il était hors de question de laisser cet animal entre la case et moi. Saisissant une gaule, j’essayais vainement de l’atteindre. Réfugié dans les arbustes, il se tenait immobile, imitant parfaitement une branche, puis tentait de s’échapper. En tapant de part et d’autre, j’arrivais à limiter ses sauts. Certainement plus effrayé que moi, il ne bougeait plus. Un dernier coup et j’en vins à bout.
Au sol, des feuilles brunâtres au milieu des cendres donnaient un petit air d’automne. Quand, tout à coup, je m’arrêtais net. Un grand mamba de couleur brune se dressait devant moi à moins de dix mètres tel un tronc immobile et sec. Nous nous regardions, tous deux sans un mouvement et, subitement, il fit un bond en arrière en s’appuyant sur un arbre pour projeter ses quatre mètres d’envergure plus loin encore. J’étais soulagé mais, rétrospectivement, je pensais que je n’aurais pas apprécié s’il avait fait ce bond en avant car son venin est considéré comme mortel. Au cours d’une autre reconnaissance, toujours seul (c’est l’erreur), je réussis à en éviter un autre, lové au frais sous les arbustes, près d’un petit ruisseau. Je me suis bien gardé de le réveiller.
Les mambas ne recherchent pas nécessairement la protection d’un buffet. A l’occasion d’une reconnaissance, je marchais dans la savane complètement dénudée. Le terrain avait été complètement incendié comme il est de coutume en fin de saison des pluies. Seuls quelques moignons noircis subsistaient des grandes herbes réduites en cendres, les arbres de cette savane pauvre paraissaient encore plus rachitiques, rabougris, tordus, noirs.
Sans aucun doute plus gênants, ces petits serpents que l’on rencontrait parfois, en pleine concession occupée par de nombreuses cases européennes, sous les roues d’une poussette d’enfant ou se faufilant subrepticement dans la salle de bains.
Mais revenons à notre grand buffet qui devait servir de cadre à un mystère. Nous avions remarqué, au petit déjeuner, qu’il manquait du pain par rapport à ce qui restait la veille. Remarque anodine au départ, mais qui devenait insistante au fil des jours. Je décidais de compter, la veille, les morceaux de pain. Le lendemain, il en manquait. Me serais-je trompé ? Nouvel essai. Et toujours des doutes… Après plusieurs comptages, j’arrivais à la conclusion sans appel qu’un tiers se servait. Je fermais à clé le buffet dans lequel était rangé le pain. Le lendemain, nouveau doute, mais sans certitude, le surlendemain, même constat. Intrigué, je comptais encore une fois et le lendemain, surprise, des morceaux avaient disparu. De plus en plus intrigué, j’examinais le buffet et finit par découvrir, à l’arrière, un trou assez large pour y passer la main. Ce trou était, sans aucun doute, en fonction depuis de nombreuses années… Ce genre de mésaventure m’est également arrivé au Lesotho où la cuisinière me dérobait des oignons et de l’huile, pourtant sous clé dans le placard.
Ces chapardages étaient monnaie courante. Nous avions quelques poules. Au matin, encore au lit, nous entendions l’appel triomphant d’une poule qui avait pondu. Mais jamais aucun œuf n’était apparu. Jusqu’au jour où, décidé à élucider ce mystère, je me précipitais à la cuisine dès le premier cri de la poule. Le cuisinier était en train de se faire un œuf au plat… Ce cuisinier était un expert ès-poules. Quand il s’agissait de graisser une poêle, il attrapait le coq et lui tirait une plume de la queue…
Mais c’était un débrouillard. Trouver des produits disparus des magasins ne lui posait pas de problème. Il disait » je vais démerder, Madame » et il revenait, après plusieurs heures de chasse, avec le produit demandé. Si c’était des légumes, il les prenait, avec la complicité du jardinier, dans le jardin de la propriété voisine.
Une technique habile permettait à ces employés de s’approprier des objets, notamment ceux qui leur semblaient ne pas être utilisés pendant quelque temps. L’objet visé était alors déplacé, de plus en plus loin de sa place d’origine, puis était caché. Il pouvait donc être exhibé si on le réclamait. Et puis, au bout d’un certain temps, l’objet avait définitivement quitté les lieux.
Il nous est arrivé ainsi de bloquer des objets dans leur migration. Dans le domaine de la débrouille, le petit boy, qui m’accompagnait partout en brousse, n’était pas en reste. Lorsqu’il faisait du pain, il ne manquait pas d’en faire un discrètement pour lui. Excédés, nous lui avons dit d’en préparer un pour lui. Ce qu’il fit, tout en gardant l’habitude de cuire le pain de resquille.
Après tout, un certain coulage était accepté. Un peu d’huile, des oignons, du riz, de la farine.
L’histoire, vraie ou fausse, du voleur de pastis, trahi parce qu’il avait voulu remplacer la dose manquante par de l’eau !
Jean-Claude MICHEL