Libre cours

Une mélodie de printemps …

Une mélodie de printemps …

 

Elle jouait du violon…mais elle portait un blouson noir…

Daniel était à l’autre bout du wagon, mais bien qu’éloigné, ce fut le blouson qui attira d’abord son attention, tellement il paraissait incongru au regard de la frêle et élégante silhouette qui le portait et surtout trop grand…

C’était l’heure de pointe et le wagon était bondé, mais malgré la distance qui le séparait de la jeune femme, il put voir aussi à quel point elle était jolie et deviner, malgré ce blouson qui l’enveloppait, la grâce du geste qui animait son violon…

Il décida instinctivement qu’il ne pouvait la perdre de vue, qu’il devait savoir ce qu’elle faisait là, d’où elle venait, où elle allait…Ce fut comme un réflexe de gosse, au cirque, qui tombe amoureux d’un seul coup de la princesse…

Mais dans le même temps, il se sentit impuissant… car coincé comme il l’était dans la cohue du matin, il ne voyait pas comment il pourrait se rapprocher d’elle…Et puis, il ne pouvait se permettre d’être en retard au bureau,
n’oubliant pas qu’il était depuis quelques jours dans le « collimateur » de son patron. Dommage que nous ne soyons pas après demain se dit-il, car c’était son jour de congé…

On arrivait à la prochaine station et la mélodie lancinante qui s’envolait du violon à l’autre bout du wagon mourut soudain dans un dernier trémolo, remplacée par le claquement sec des portes qui s’ouvraient et le remue-ménage des voyageurs sortant et entrant dans une bousculade impatiente.

La situation inconfortable de Daniel ne s’améliora guère et il eut quand même la satisfaction de constater que l’ange au violon – et malgré le blouson noir ! – n’avait pas quitté le wagon. Lui-même arrivait de la Porte d’Italie et la rame l’emportait en direction de Bobigny. De nombreux voyageurs portaient des valises, cette ligne desservant en effet directement la gare d’Austerlitz et après un changement à la Bastille, la gare de Lyon.

Il travaillait dans le quartier de la République et se demandait si la jeune femme allait poursuivre jusque là…
Peut-être pourrait-il alors se rapprocher d’elle petit à petit, tout en redoutant déjà à l’avance les protestations des voyageurs qu’il ne pourrait s’empêcher de déranger, voire de bousculer. Mais il eut soudain l’idée qui lui parut sinon la meilleure, du moins la moins mauvaise pour résoudre son problème : à la prochaine station, il quitterait la queue du wagon en sortant sur le quai et il remonterait en tête, là où elle se trouvait…

Ils allaient arriver à la station « Quai de la Rapée » où il ne se lassait jamais de contempler les belles embarcations et les luxueux yachts blancs qui oscillaient doucement sur le plan d’eau noir du Port de Plaisance. Mais il n’avait que faire aujourd’hui des bateaux et ses pensées romantiques allaient vers celle qui l’attendait, se prenait-il à espérer…

Dès que la rame stoppa, il bondit littéralement à l’extérieur, bousculant au
passage un vieux monsieur qui était, lui, pressé de monter ! Il franchit sans s’en rendre compte l’espace sur le quai qui le séparait de l’avant du wagon pour se retrouver, piétinant d’impatience, derrière le petit groupe de voyageurs qui attendaient pour monter que le wagon se vide. Mais quelle ne fut pas la stupeur de Daniel d’apercevoir, parmi le flot de voyageurs descendants, un violon qui émergeait de la foule et qui était porté vers la sortie. Et elle fut ainsi un court instant devant lui, un regard fugitif étant à peine échangé et lui ne réalisant pas encore que sa manœuvre n’avait servi à rien…

Il allait la perdre… mais la vision de son patron récriminant lui ôta toute velléité à faire demi-tour pour suivre la jeune femme. Par les temps qui couraient, on ne pouvait prendre le risque de perdre son travail…et puis, se dit-il, elle était sans doute une habituée de cette ligne et il la retrouverait donc facilement…

La journée fut toutefois morose, son patron l’oublia, temporairement sans doute et ses pensées purent ainsi aller sans retenue caresser la frêle silhouette qu’il avait deviné sous le méchant blouson noir…

Le lendemain matin, il se hâta comme chaque jour vers la station de métro. Le temps était maussade mais le vent n’était plus aussi froid : on arrivait à la fin de l’hiver et il portait déjà un semblant de douceur printanière…Mais ce n’était guère le souci de Daniel, il avait mal dormi et il espérait surtout qu’il allait la retrouver Porte d’Italie, cul-de-sac et terminus de la ligne.

Elle n’était évidemment pas au rendez-vous et comme il était en avance ce matin-là, il décida d’attendre un peu. Il assista ainsi au départ de trois ou quatre rames sans que pour autant le blouson noir et son violon n’apparaissent ! Il ne pouvait attendre plus longtemps et c’est la mort dans l’âme qu’il se décida à embarquer pour rejoindre son lieu de travail. Elle ne se présenta pas non plus aux stations suivantes…

La journée fut triste et lui parut très longue…Il nourrissait quand même l’espoir de la voir au retour mais ce ne fut hélas pas le cas et c’est triste et dépité qu’il rejoignit son domicile par une fin d’après-midi particulièrement grise.

Le lendemain cependant, malgré une nuit agitée, Il n’avait pas perdu espoir pour autant, se disant qu’elle avait bien pu avoir un empêchement la veille et qu’elle n’empruntait pas forcément la ligne à son terminus. Aussi, décida-t-il que rien ne l’empêchait, bien que n’allant pas travailler, de faire le trajet jusqu’à sa station préférée où elle était descendu l’autre fois et qu’ainsi il pourrait peut-être la suivre…sachant au fond de lui-même que le « peut-être » était un peu hypocrite… C’est donc plein d’allant qu’il rejoignit la station de départ, ne laissant filer cette fois que deux rames avant de monter dans la troisième. Sans en connaitre la raison, il avait le sentiment qu’il allait la revoir…

Et le miracle se produisit…à la station « Saint Marcel » en l’occurrence ! Cette station peu fréquentée est souvent déserte et ce jour-là elle était seule à attendre sur le quai. Il reconnut immédiatement le beau visage encadré de blond et la silhouette élancée et harmonieuse, mais que ne masquait plus l’horrible blouson. Elle portait ce jour-là une ravissante petite veste blanche sous laquelle on devinait une robe à fleurs. Il faut dire que la météo ce matin-là était particulièrement clémente…Quant au violon, il n’était plus seul mais accompagné par une petite valise…ce qui pour Daniel ne fut pas de très bonne augure…

Instinctivement, il redouta dans l’instant que la rame ne s’arrête pas, mais le choc brutal du freinage et le claquement sec des portes qui se déverrouillaient chantèrent à ses oreilles comme une musique…Il se trouvait au centre du wagon et c’est là qu’elle monta, se mêlant au petit groupe qui stationnait dans le couloir.

Il put enfin la voir de près, si jolie de la tête aux pieds, avec ses longues jambes fines et musclées. Il pouvait même respirer son parfum et crut défaillir lorsqu’il croisa, l’espace d’un instant, l’éclat bleu-vert de son regard…Il n’osait pas la regarder franchement mais quelques coups d’œil en coin lui permirent d’admirer les détails de son visage : petit nez droit…hautes pommettes qui lui donnaient un air racé…Son allure générale semblait indiquer un milieu aisé et il se demanda alors si par hasard jouer du violon dans le métro ne relevait pas d’un pari de la jeune femme…

Il était tout à sa contemplation mais deux choses l’intriguaient cependant : l’absence du blouson… la présence de la valise…et aussi le fait qu’elle ne semblait pas avoir l’intention de sortir le violon de sa boite…Ainsi étaient ses réflexions, tandis que les portes claquaient et que la rame prenait rapidement de la vitesse…

Il était à la fois heureux et anxieux : qu’allait- il faire ? Allait-il oser l’aborder mais ce ne pouvait être ici au milieu de tous ces gens… Oserait-il alors la suivre, mais ce ne serait pas discret parce qu’il lui faudrait la rattraper…Il fut quand même rassuré lorsque le train eut dépassé la gare d’Austerlitz…à cause de la valise et se dit donc qu’elle allait descendre Quai de la Rapée, comme la première fois…

Mais ce fut hélas comme un coup de théâtre qu’on redoute mais qu’on n’attend pas : il se préparait déjà à descendre à la dite station mais elle ne bougea pas et il fut heureux sur le moment de ne pas s’être précipité hors du wagon comme un imbécile…

D’un seul coup, il lui parut évident, comme un pressentiment incontournable, qu’elle allait descendre à la Bastille pour la correspondance vers la gare de Lyon, sans doute sa destination et qui expliquait la valise !

Il en était à peine au bout de ses réflexions moroses lorsque le train stoppa le long du quai toujours aussi fréquenté de la station « Bastille ». Il avait donc vu juste – ce dont il se moquait éperdument – car la belle, accrochée à sa valise et son violon, débarqua tandis que le wagon se vidait sensiblement.

Il sortit à son tour , marchant presque dans les pas de la jeune femme et ne fut donc pas étonné de la voir s’engager dans le couloir menant à la ligne 1, direction « Château de Vincennes ». Elle allait donc sans aucun doute à la gare de Lyon…

Tout se réalisait hélas comme il l’avait pressenti et il monta comme elle dans le train qui allait en direction de Vincennes, pour descendre finalement, sans grande surprise à la gare de Lyon. Il eu un peu de mal à la suivre dans le flot compact des voyageurs quittant le métro et venant affluer à l’entrée du hall d’accueil de la gare.

Il gravit, dans le sillage de la jeune femme, l’escalier monumental au sommet duquel on débouche devant la batterie des TGV au départ. Elle n’hésita guère et se précipita vers l’un des quais d’embarquement…et surtout vers un grand gaillard, dont les larges épaules portaient….le fameux blouson noir ! Elle enroula ses bras autour de son cou. Soudain le moment que Daniel redoutait arriva, la violoniste s’envola sur la pointe de ses pieds pour déposer un baiser avec grâce sur les lèvres de l’homme qu’elle enlaçait .

Et d’un seul coup, au-delà de son désappointement et de sa déception, il comprit tout : la gare de Lyon… gare vers le sud… gare du soleil. Délaissant un Paris maussade, la jeune fille au violon s’en allait respirer le mimosa… là-bas où c’est peut-être le printemps…

Jean-Claude Chiron

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