Tamanrasset, le 4 février 1957 : un ravitaillement problématique.
(…) Qu’on se figure, se présentant à l’entrée du parc du BRMA, un monstre antédiluvien rendu poussif par 2 000 km de piste. Une bâche verdâtre le recouvre. La progression du mastodonte s’accompagne d’un joyeux cliquetis de bouteilles d’orangina et de vin. Le camion d’Alger, à fréquence bimensuelle, est chargé selon des modalités imprévisibles. Parfois, l’enlèvement de la bâche révèle les caisses en place et les bouteilles intactes. Pourtant, de par les caprices du service d’expédition, cette solennelle levée du voile se fait rarement sans une appréhension anticipatrice. Jeudi dernier fut jour faste en matière de désastre. Trois caisses m’appartenaient. L’une contenait du vin, que je n’avais pas commandé, et de l’huile Lesieur : une bouteille cassée sur seize, score honorable. Où étaient les autres caisses ? M’étant absenté quelques minutes et revenant vers le camion sans prendre garde aux détritus éparpillés sur le sol, je repris ma quête. « Vous savez, me dit-on en pointant par terre, vos caisses, les voilà » – « Ah ! »
Le service d’expéditions avait apparemment négligé de faire cercler les caisses. Deux tas sur le sol, correspondant au contenu de deux d’entre elles. L’un, composé exclusivement de boîtes de conserves ayant perdu toute trace d’étiquettes. L’autre, mixture de farine, de lentilles, de riz, de sucre en poudre, le tout agglutiné par de la margarine mélangée à de l’huile de moteur.
Il fallut bien se décider à faire l’inventaire. On accourut de loin pour me voir officier. Voici une boîte de sardines cabossée : ce gras, est-ce de l’huile de sardine ou du motor oil ? Tiens, ces 21 boîtes de conserve de 1 litre, comment les répartir entre les petits pois, les haricots verts, la macédoine de légumes, la confiture ? Je finis par découvrir, assisté de l’agent d’Air France qui se marrait un bon coup, un moyen de reconstitution sans étiquettes : « Fabrication Française » était imprimé sur le fer différemment selon le contenu. Mais vous savez, elles auraient été des boîtes d’encaustique, je n’y aurais vu que du feu… Les paquets de margarine avaient contribué à cirer le plancher du camion ; ce qui en restait était maculé de cambouis et planté de lentilles et de haricots qui donnaient à l’ensemble quelque apparence d’une cotte de mailles. Les paquets de pâtes contenaient également du sucre en poudre, sans parler de la poussière de la piste ; en particulier, les tubes de macaroni se révélaient d’excellentes cachettes pour le sucre.
L’ensemble du tas était parsemé d’images de la série « les merveilles du monde », primitivement épinglées sur les sachets de soupe. Je me serais assez volontiers passé de ces chefs d’œuvre de l’art en échange de boîtes en bon état. Ainsi, dans le ventre enfoncé de la grosse boîte de banania, je trouvai un hallebardier du 15ème siècle, une dinde, Monsieur Banania, une mésange, un arbalétrier du 15ème siècle, un lapin rongeant une carotte.
L’on se divertissait fort au BRMA du spectacle de ma rage. En fait, le drame était si achevé que le mieux était d’en rire… Je pus néanmoins sauver 5 kg sur 6 de farine, la moitié du riz, les pâtes… Et ce fut non sans délectation que je commençai une note pour les services d’Alger : « Pour autant qu’on puisse juger du contenu d’une boîte de conserves sans l’ouvrir et en l’absence de toute étiquette… » (…)
Jean Boissonnas
« extrait d’une lettre à sa famille »
Photos de J.Boissonnas, dans l’ordre:
– Dans le parc à matériel du BRMA : arrivée du ravitaillement bi-mensuel en vivres frais des missions ; les deux cageots au milieu étaient pour moi, toute petite mission. En pull, tête nue : Jacques Bertraneu (février 1957)
– Touaregs à Tamanrasset, lors de la réception du préfet du Territoire des Oasis en février 1958
– Vue sur une partie de la plaine de Tamanrasset, avec J.Boissonnas (octobre 1956)
– dans l’oued Tamanrasset (envahi aujourd’hui par la ville) (décembre 1957)
– Power Wagon cargé (mars 1964)