Souvenir d’Afrique Equatoriale Française 1954

Souvenirs d’Afrique Equatoriale Française (AEF) Georges Gérard

 

 » Guten Tag Herr Hauptmann « 

Cette anecdote est un des premiers souvenirs marquants de mes quinze ans de séjour

en Afrique Equatoriale. C’était en 1947, en février si je me souviens bien, quelques mois après mon arrivée en Afrique, au cours de ma première mission en brousse, en Oubangui-Chari occidental. J’explorais alors la région sud-ouest de Berberati avec mon équipe de porteurs, dans la partie septentrionale de la zone forestière équatoriale.

C’est ainsi qu’arrivant à Gamona, un petit village de 150 âmes, je fus salué par un vieil homme qui, à mon approche, s’était levé de sa chaise longue. Fort surpris de sa salutation et

ayant cru mal entendre, je demandai à mon interprète de le prier de répéter ; à cette époque, je ne parlais pas encore sangho, la langue véhiculaire régionale. Et, cette fois, j’entendis très clairement :  » Guten Tag Herr Hauptmann !  » Je répondis dans la même langue et lui posai quelques questions sur son âge et sa famille mais, ayant sans doute oublié le peu qu’il savait de la langue de Goethe, il fut incapable de me donner la réplique.

Remis de ma surprise, je me souvins qu’avant la guerre de 1914-18, la région était sous occupation allemande, selon une bande de territoire joignant le Cameroun au fleuve Oubangui, dans la partie méridionale de l’Oubangui-Chari. A cause de sa forme, cette zone avait été surnommée le Bec de Canard.

Accompagné du chef de village venu se présenter, je rejoignis la case de passage, cette case réservée au  » Bon Blanc  » de passage et, le reste du temps, aux chèvres du village. Cette case venait d’être nettoyée par quelques femmes et, pendant que mes boys installaient mes affaires, je demandai au chef de village de faire venir le vieil homme qui m’avait salué à mon arrivée. J’interrogeai alors celui-ci par le canal de mon interprète et je compris qu’il devait avoir une quinzaine d’années en 1914.

A cette époque, la région était sous administration militaire allemande, dont le chef responsable était un Hauptmann (capitaine) qui avait laissé le souvenir d’un homme à l’autorité brutale. Surnommé  » le poing qui tue,  » accompagné d’une escorte de tirailleurs, il venait chaque mois ramasser la cueillette de caoutchouc sauvage imposée à chaque famille en fonction du nombre de membres, avec un quota minimum. Si ce quota n’était pas atteint, de sévères sanctions étaient appliquées, pouvant aller jusqu’à la peine de mort par pendaison ou d’un coup de révolver (d’où le surnom du Capitaine !).

 

Comme j’avais l’air de mettre en doute ce qu’il me disait, bien qu’il soit régulièrement approuvé par le chef du village, li me montra el vieux manguier qui servait de gibet au centre de la place du village. Puis il se lança dans une longue tirade assez confuse que mon interprète

semblait suivre avec difficulté et dont il ressortait que les allemands étaient des hommes forts et méchants et qui savaient se faire obéir ! Et je crus sentir chez lui et chez le chef du village un curieux sentiment où se mêlaient la crainte et l’admiration avec un rien de nostalgie, comme s’il réservait aux habitudes plus libérales des français un jugement moins favorable.

Je dois avouer que je me suis alors demandé si les mesures de décolonisation dont on commençait à parler sérieusement n’étaient pas prématurées.

Histoire de Léopard

Ce devait être au début mars 1954, durant la saison sèche, dans le massif de Yadé, au Nord-Ouest de l’Oubangui-Chari, à la frontière du Cameroun et du Tchad, entre le °6 et °8 de latitude nord. Le massif de Yadé est un haut plateau de 900 à 1100 m d’altitude, essentiellement constitué d’un vaste ensemble granito-gneissique précambrien, avec des lambeaux de schistes ayant résisté aux phénomènes de granitisation. Des indices d’or et d’étain étaient connus dans cet ensemble qui s’étend vers l’Ouest au-delà de al frontière camerounaise. Plusieurs géologues du Service géologique et du BUMIFOM travaillaient alors dans la région : Marc Lasserre, mon frère Jean et moi pour les services géologiques du Cameroun et de l’AEF; Henry Dabrowsky, Jacques Lehingue et André Noesmen pour le BUMIFOM. Le Service géologique procédait au lever de la carte de reconnaissance au 1/500 000, tandis que le BUMIFOM réalisait la prospection alluvionnaire régionale.

J’avais pensé qu’il pourrait être intéressant de mettre en commun nos connaissances et de confronter nos hypothèses de travail. Tous m’avaient donné leur accord et, pour ce faire, j’avais organisé une réunion qui, à cause de sa position centrale, se tint sur le camp de prospection de Dabrowsky, sur la route de Bouar à Bozoum, à 25 km à l’ouest de ce dernier centre administratif. Le camp était situé sur le bord de la vallée de l’Ouham, une très belle rivière, affluent du fleuve Chari, dont les eaux vont alimenter el lac Tchad à 500 km au nord.

J’avais donné rendez-vous dans l’après-midi à Marc Lasserre à al frontière du Cameroun, afin

de le prendre comme passager à bord de mon véhicule et de rejoindre ensemble le camp Dabrowsky. Je conduisais moi-même et il était installé à mon côté, le fusil entre les jambes

pour le cas où du gibier, antilope ou buffle, se serait montré à bonne distance de tir.

Après avoir traversé Bouar, un gros centre administratif et militaire, nous primes la route de Bozoum à la nuit tombante. Nous roulions tous phares allumés lorsqu’à une centaine de mètres un point lumineux apparu sur la piste. Je freinai et m’avançai au ralenti. Le point lumineux es transforma en deux yeux brillants d’un magnifique léopard qui se trouvait alors à une vingtaine de mètres. Ayant stoppé, nous vîmes l’animal s’approcher lentement du camion, en plein dans la lueur des phares, comme poussé par la curiosité. Marc Lasserre, qui avait armé son fusil, attendit qu’il soit à 3 ou 4 mètres et tira. Touché, el léopard fit un bond prodigieux et se glissa dans les grandes herbes qui bordaient la piste. Tout excité, Marc Lasserre se précipita derrière lui, son fusil désarmé à la main et j’eus du mal à l’arrêter et à lui faire comprendre les risques qu’il allait prendre.

       

Je pris mon temps pour m’équiper de ma lampe frontale de chasse et, ma carabine

Mauser 9,3/62 chargée à la main, je m’avançai lentement dans les herbes guidé par les traces de sang, Marc Lasserre à mon côté, flanqué de deux manœuvres armés de leur sagaie. A 40 m de la route, nous trouvâmes le léopard étendu et mort. Après l’avoir chargé sur mon camion, nous reprîmes la route vers le camp Dabrowsky où nous arrivâmes vers 20 h. Il est facile d’imaginer le succès que Marc Lasserre se tailla auprès des quatre géologues déjà rassemblés et de leur personnel africain, d’autant qu’il prît la pose, le fusil à la main, un pied sur ce magnifique animal !

Quelques instants plus tard, alors que nous prenions l’apéritif avant de passer à table avec nos camarades, nous vîmes se former un rassemblement silencieux de manœuvres devant la paillotte de Henri Dabrowsky, qui sortit aussitôt pour s’informer des raisons de ce rassemblement.

Son chef d’équipe lui expliqua que tous les manœuvres demandaient que soient coupées les moustaches du léopard et aussitôt brûlées en public, faute de quoi quelqu’un pourrait tomber gravement malade et mourir pendant la nuit. Furieux, Marc Lasserre s’écria alors, avec une fougue qui ne permettait pas de douter de sa détermination, qu’on ne toucherait pas à un seul poil de sa bête et que celui qui le tenterait le ferait à ses risques et périls ! Puis il fit placer le léopard sous son lit picot afin de le mettre à l’abri.

Heureux d’être réunis, nous n’attachâmes pas beaucoup d’importance à la déclaration

du chef d’équipe et nous amusâmes plutôt de l’attitude intransigeante de Marc Lasserre. Or le lendemain matin, de bonne heure, alors que nous prenions en commun notre petit déjeuner, nous vîmes arriver le chef d’équipe suivi d’une petite troupe et de deux porteurs d’un brancard de fortune sur lequel était étendu un manœuvre qui semblait en bien mauvais état. La tête enflée, avec les yeux presque fermés, il respirait avec difficulté. Le chef d’équipe, approuvé par ses camarades, nous fit alors comprendre que sa prévision de la veille au soir s’était réalisée et qu’il fallait absolument couper et brûler les moustaches du léopard, seul moyen de sauver le malade !

Connaissant la mentalité africaine et sachant que la plupart des manœuvres étaient convaincus de l’origine de la maladie de leur camarade, de manière à ramener le calme dans la troupe et malgré la véhémente protestation de Lasserre, je fis couper et brûler les moustaches du léopard. Le malade fût alors ramené au camp des manœuvres.

En fin de matinée, je proposai une partie de pêche dans l’Ouham tout proche, afin d’améliorer le ravitaillement. Cette proposition fut agréée à l’unanimité et nous partîmes aussitôt, accompagné de quelques manœuvres à qui je demandai de prendre leur sagaie. Après avoir cherché et trouvé une zone profonde dans le cours de la rivière, j’y lançai une cartouche de dynamite équipée de son détonateur et de 10 cm de mèche lente. Quelques secondes plus tard, une explosion assourdie par l’épaisse couche d’eau provoqua un fort remous en surface et nous vîmes très vite de nombreux poissons flotter en surface.

       

Les manœuvres se jetèrent aussitôt à l’eau avec leur sagaie, utilisée comme une brochette, pour récupérer les poissons et les ramener au bord. Nous vîmes alors André Noesmen, dans le plus simple appareil, rejoindre les manœuvres et, excellent nageur, les battre de vitesse et capturer le plus grand nombre de poissons, à l’étonnement admiratif des Africains présents. L’un d’eux me dit alors : »Oh !pâtrron, mo ba, boundjou so, boundjou so, ol yeke n’gangou mingui, mingui !, »c’est à dire: « Oh ! patron, tu vois, ce Blanc là, ce Blanc là, il est vraiment trop fort ! « 

De retour au camp, nous apprîmes que l’état du malade s’était amélioré. Et, le soir même, li avait repris son état normal, comme si rien ne s’était passé ! Que penser de cette maladie annoncée et de cette rapide guérison ? D’abord, il faut savoir que les moustaches de

léopard coupées en petits segments mélangés à la nourriture peuvent provoquer des perforations intestinales et de graves hémorragies parfois mortelles. Cela est bien connu dans toute l’Afrique noire. Il faut savoir aussi que, pour beaucoup d’Africains, la maladie et la mort naturelles n’existent pas, mais résultent d’un mauvais sort ou d’un empoisonnement. Dans le cas qui nous intéresse, s’agit-il d’un phénomène d’autosuggestion ? Cela s’est vu ! S’agit-il d’une intervention extérieure, celle d’un sorcier par exemple, en vue de nous impressionner et d’obtenir gain de cause ?

Pour ma part, je pencherais plutôt pour cette dernière hypothèse : le sorcier a le pouvoir de tuer comme de guérir. D’ailleurs, el même terme sangho, « yoro, « désigne à la fois le poison et le médicament. Le sorcier est l’homme qui, à la demande, délivre le yoro ! Peut- être y avait-il parmi les manœuvres ou dans le village voisin un sorcier qui aurait pu provoquer cette maladie et cette guérison rapide ? C’était l’Afrique et c’était li y a 45 ans !

En terminant ce récit, je voudrais dire à l’intention des lecteurs qui pourraient être portés à penser que notre réunion na’ été qu’une aimable réunion de camarades, consacrée à la chasse, à la pêche et au folklore. En fait, l’agrément des retrouvailles ne nous a pas fait perdre de vue l’objectif de notre rassemblement. En dehors des évènements cités, les quelques heures consacrées au travail en commun et à la confrontation de nos idées et de nos hypothèses, nous ont permis de nous mettre d’accord sur la terminologie et la chronologie probables des différentes séries métamorphiques et des granites, ce qui, on voudra bien le reconnaître, n’est pas sans intérêt pour des géologues travaillant dans la même région et désireux de se comprendre!

       

 

 

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