Le BRGG et le  » Jura « 

Le BRGG et le  » Jura « , Petite Histoire d’une grande épopée
Georges Lienhardt

            Il est quelques grandes épopées métropolitaines menées, entre les années 1941 et 1959 par le BRGG puis le BRGGM comme par exemple : la mise en œuvre de la « documentation » et le suivi des déclarations d’ouvrages (le « code minier ! ») ; l’épopée alpine avec les grands barrages EDF et la reconnaissance du Houiller du Briançonnais ; dès 1954, une épopée minière pyrénéenne, la recherche de tungstène à Costabonne (P O) qui a été le véritable début de la grande aventure dans le minier métallique de  » notre maison. « C’est son succès qui a provoqué l’introduction du « M » dans notre sigle, en 1954, avec l’accession au statut d’EPIC et donc, tout le monde le croyait tellement fort, à l’autonomie ; le lancement de l’épopée « Eau » à compter de 1955 (l’eau qui est également, n’est-ce-pas, une ressource minérale et non des moindres). Mais il en est une qui me tient plus à cœur, pour y avoir participé très directement, c’est l’épopée du Jura qui comprit plusieurs volets essentiellement miniers (potasse, charbon, et hydrocarbures) mais aussi très « géologiques » avec les levers de la feuille de Lons-le-Saunier. Pour évoquer cette période, qui débuta juste après la guerre et se termina en 1958, je n’ai pas l’intention de réexposer les différents travaux scientifiques qui ont conclu cette magnifique, sympathique et bien sûre glorieuse épopée, je ne pense pas que cela soit le but de ce « Souviens-toi »; il suffira aux curieux de se reporter aux trois thèses qui ont couvert l’événement, celles de Andrée Lefavrais pour le Tertiaire, (elle était aussi pour nous et est toujours, comme chacun sait, la spécialiste du Lias et de ses ammonites) de Jean Ricour pour le Trias, et de la mienne pour le Permien, le Houiller et la tectonique ; et la feuille géologique de Lons le Saunier. Je préfère évoquer, à bâtons rompus, la petite histoire, celle que l’on regrette après coup de n’avoir pas consignée (« les grands parents sont partis, comme je regrette de ne pas leur avoir demandé leurs souvenirs… ») celles de la vie professionnelle, nos difficultés et nos bonheurs, petits et grands…

            Simplement, en trois mots, pourquoi cette grande aventure dans le Jura ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes se sont intéressés à cette région puisque l’on sait que les Celtes exploitaient déjà le sel du Keuper inférieur en exploitant le « Puits salée » à Lons (D’autres « affleurements » identiques de l’eau salée du Keuper se retrouvent dans le Jura, en particulier à Salins) et, dès lors, rien n’empêche de penser que cette exploitation s’est faite de tout temps : les peuplades lacustres de Chalain s’y approvisionnaient probablement aussi ? Plus près de nous, juste avant la guerre, les MDPA (Mines Domaniales de Potasse d’Alsace) recherchaient de nouveaux gisements pour développer leur industrie. Coupées, en 1940, du reste du pays, elles demandent au BRGG, nouvellement créé, de les assister pour poursuivre leurs recherches. Et c’est l’idée, lancée par Edmond Friedel, de connaître le sous-sol jurassien en poursuivant le forage MDPA de Beaume pour savoir si le Keuper inférieur salifère contient aussi de la potasse (le BRGG disposait alors de crédits de reconnaissance pour mieux connaître le sous-sol national) et c’est la découverte en cascade du Permien, puis du pétrole dans la Lettenkohle, puis du Carbonifère et du gisement stéphanien qui fut étudié durant plusieurs années, s’étant révélé exploitable, assurant la relève de Blanzy. Cette accumulation d’informations permettant in fine de proposer une nouvelle synthèse de la formation du Jura. Je n’ai fait que participer à plusieurs scènes de la pièce. Quelles seront les suivantes et y en aura-t-il ?

            J’étais encore étudiant en » Géo App » à Lille lorsque je pris ce train en marche. Cela a débuté un beau matin d’une journée d’hiver (février 1952). A la fin de son cours, Antoine Bonte, que tout géologue appliqué, au moins de ma génération, connaît par son livre Introduction à la lecture des cartes géologiques, nous retient tous les deux (oui, nous n’étions que deux dans cette promotion : Michel Hervouet, que beaucoup connaissent par sa carrière pétrolière et moi) : « Le BRGG va embaucher un jeune pour suivre le développement de ses travaux dans le Jura, si cela vous intéresse, je vous organise un rendez-vous avec le Chef géologue (comme on disait à l’époque) Louis Guillaume. Nous avions bien entendu dire, dans les couloirs du labo, que « Antoine » suivait des travaux de recherches par sondages pour le BRGG mais nous ignorions en fait tout de cet organisme. Nous avions la chance de ne pas avoir à l’époque de gros soucis à nous faire pour notre future embauche : tous nos anciens lillois, qui n’étaient que quelques-uns, s’étaient placés sans problème. C’était donc naturel, dans mon esprit, qu’on nous proposât quelque chose sans autre forme de procès ! Va donc pour ce RV. Et nous voilà tous les deux à Paris pour ce que l’on appellerait aujourd’hui un entretien, mais qui n’avait rien à voir avec ce que nos jeunes subissent maintenant (sans parler de la trop fréquente exigence actuelle d’avoir, au départ, plusieurs années d’expérience, comme si on ne devait pas commencer par débuter !), même si nous avions une certaine appréhension, ce n’était pas vraiment stressant.

            Qu’il me plaît de rappeler l’immeuble de la rue de la Victoire, au 69, aussi peu fait que possible pour abriter des chercheurs géologues : des bureaux « administratifs » hauts de plafond mais sans commodités « scientifiques » (en fait un immeuble bourgeois, sauf erreur précédemment occupé par une banque). Le plus caricatural était sans doute le labo de micropal, encombré, sans paillasse, sans même un lavabo, et donc non fonctionnel, de Pierre Marie et de Yolande Le Calvez, ou aussi l’atelier de fabrique de lames minces : trois ou quatre mètres carrés sous les combles, glacé en hiver et torride en été. Il y régnait Vladimir Youtchenko, un cosaque du Don, russe blanc réfugié en France, qui me prit plus tard en amitié, et m’abreuva de ses thés à la pomme, dans l’odeur du baume chaud, et de ses conseils paternels au jeunot que j’étais : « Crois-moi, missier Lienhardt, si tu ne veux pas d’emmerdes, n’enfile pas où tu travailles, ne travaille pas où tu enfiles. » Nous y arrivâmes donc, Michel et moi, un beau matin des vacances de Pâques 1952, reçus et guidés par le père Michaud dont j’appris bien vite, par la suite, qu’il avait la « clé » de l’intendance courante. Il nous emmène au premier chez Renée Laurent), qui était installée dans la bibliothèque (qui, plus tard, en duo avec Jacqueline Coupat, devait frapper de nombreux rapports et m’apprendre le caractère sacré de la page 1 de la liasse frappée, devenu « original », elles seules avaient le droit de la modifier selon mes corrections sur une copie. Tous l’ont connue depuis sous son nom marital, Madame Lamy, en tout dernier lieu secrétaire d’Alain Dangeard (SG puis DGA).

           Louis Guillaume, prévenu, finit par arriver; c’est la seule fois où je le vis avant mon embauche effective, le 16 juillet 1952 : il s’est tué en voiture deux mois plus tard. Discussions à bâtons rompus, mais, en y repensant, l’objectif était tout aussi clair que celui des entretiens d’aujourd’hui que l’on ne sait d’ailleurs plus faire sans le secours d’un cabinet conseil : voir ce que nous avions dans le ventre et surtout se rendre compte si nous savions observer. Puis Guy Dubus, à lui tout seul assurant toutes les fonctions administratives, dont celles de chef du personnel, qui nous donna quelques indications de salaire : quelques 35 000 francs (anciens !) par mois (faites le calcul, cela n’était pas lourd), et enfin Jean Ricour qui devait reprendre, la suite de Antoine Bonte, la direction des opérations Jura. Je devais apprendre très vite, après mon embauche, et Andrée Lefavrais me le rappelait encore récemment, l’existence probable d’un accord, tacite (?), avec Charbonnages de France (CdF) (vraisemblablement à l’instigation de Pierre Pruvost) selon lequel CdF se préoccupait du suivi géologique de leurs exploitations en cours, et confiait au BRGG le suivi des prospections nouvelles sur des sites neufs (soient essentiellement le Jura, le Carbonifère des Alpes ou en prolongations non encore connues de gisements en cours d’exploitation). J’appris ainsi la présence chez nous d’une équipe de charbonniers, qui comptait Robert Feys, Charles Greber, dit Charly, Jean Favre et Marguerite Grangeon. Je commençais ainsi à percevoir que ma vie professionnelle, dans son organisation, ne dépendrait pas exclusivement d’une logique de connaissances scientifiques, mais que rentraient en jeu toute une série de facteurs humains, de qualités d’organisateur, de relations sociales… De toutes façons je n’eus jamais à le regretter, j’allais intégrer une équipe animée par mon premier patron, Jean Ricour, qui avec ses qualités et ses défauts, m’apprit à travailler; je ne fus pas le seul et je pense que tous les anciens dans mon cas s’associent à cet amicale hommage à notre aîné. Je fus retenu, je revins voir le Directeur adjoint, Pierre Laffitte : « Rentrez passer vos examens, reposez-vous quelques jours, et venez nous rejoindre, disons le 16 juillet ». Avec le recul, je mesure encore plus cette facilité qu’ont eue ceux de ma génération pour entrer dans la vie active, même si des complications administratives corsaient un peu l’affaire car je fus embauché par le truchement des MDPA, notre « Bureau extérieur de la Direction des mines » ne pouvait embaucher directement.

            Le rendez-vous était à la gare de Lons-le-Saunier, à l’arrivée du train de Dijon, vers treize heures. Antoine Bonte m’y attendait accompagné de Paul Celet, une année avant moi à la fac de Lille, qui commençait un travail de recherche sur le sel et la polyhalite du Trias. On traverse la place vers le restaurant de l’hôtel de la gare, j’avais correctement déjeuné dans le train pour être prêt à démarrer aussitôt ! Ceux qui ont connu mon appétit d’alors comprendront que doubler un déjeuner ne m’a pas trop fait peur. Belle journée à tout point de vue, et c’est avec toute l’émotion d’une première rencontre que je fis mes premiers pas sur un chantier de sondage de recherche géologique, à LONS 1, derrière les abattoirs. Et là, première leçon sur le terrain : comment mesurer correctement une carotte de sondage, et surtout comment la situer avec le plus de précisions possible par reconstitution très serrée de la carotte, mesure du vide au bas du carottier, estimation des pertes, etc. Cette méthode, oubliée aujourd’hui, peut toujours être reprise, il suffit de consulter à la bibliothèque du BRGM le rapport correspondant édictant les consignes. Dans un environnement connu, les diagraphies de sondage correctement étalonnée viennent sans conteste aider puissamment le géologue mais je ne souhaite pas qu’elles se substituent complètement à lui ni à ses observations précises. Mais si cela devait un jour être avéré, quel dommage cela serait, car il me semble que l’on serait amené à se passer de nombreuses choses essentielles comme la paléontologie. Ainsi, etc c’est un cas extrême, je ne vois pas aujourd’hui une diagraphie appropriée décortiquer correctement la coupe très compliquée des morts terrains de Bornay, comme à pu le faire Andrée Lefavrais à coup d’ammonites dans le Lias! Cette méthode donc était totalement maîtrisée par l’équipe de « surveillants de forage » ; ils étaient alors deux sur place, André Roche et Joseph Roussel. Chacun avec son caractère accueillit le gamin avec gentillesse, même s’il y avait une pointe d’amusement et de condescendance : ils en savaient tellement plus que moi, et contribuèrent à ma formation. Je fis connaissance un peu plus tard du troisième homme, Henri Gudefin, qui surveillait de la même manière un forage d’exploration charbonnier dans les Alpes, à Barles. Plus tard, et aussi avec Gudefin, les relevés de la coupe de Publy, en plein hiver, par quelque chose comme moins quinze, il fallait déjà près d’une heure pour avoir un semblant de chauffage dans la  » baraque à carottes » et notre seule réconfort, la coupe dans le Carbonifère n’étant pas vraiment enthousiasmante, était un petit restaurant à Pannessière…

            Henri Gudefin, dont l’esprit curieux et fin, associé à une solidité et une fiabilité à toute épreuve, eut une ascension professionnelle remarquable ; il fait partie de ces quelques individus dont le BRGG peut se glorifier d’avoir favorisé l’essor, lui permettant l’accès au grade d’ingénieur maison. D’autres suivirent ensuite, les trois frères Camus, purs produits du cru, Jean Marcer, le toulousain, ex-pétrolier, échoué à Lons pour avoir épousé une jurassienne et un parisien, qui resta peu de temps, Claude Nadal. Mais avant de relever la coupe d’un forage, encore faut-il avoir des échantillons : facile s’il y a des carottes, plus délicat s’il est réalisé au battage ou en rotary (tricône) ; dans ce dernier cas il nous fallait quand même avoir des repère précis, soit des carottes : j’appris à « viser » au plus juste pour carotter une limite stratigraphique et donc se situer parfaitement. La démonstration en fut faite, ce même 16 juillet, au forage de Perrigny 2, où l’on venait de sortir en carotte la limite Trias/Permien, caractérisée par un banc de grès dit  » calibrés, véritables billes de verre d’un mmde diamètre bien repérables dans le plateau de cuttings. Plus tard, après avoir pris un peu d’assurance, j’eus à décider seul et ma première « visée » ne fut pas un plein succès car la limite était dépassée de un peu plus d’un mètre, il s’agissait des marnes de Levallois au sommet du Rhétien, mais succès quand même puisque nous étions ainsi bien confirmés dans notre repérage stratigraphique. Lorsque la tectonique très complexe des quelques deux à trois cents mètres de couverture fut mieux comprise, heureusement que nous avions ces repérages très précis pour la dessiner correctement.

            Il faut encore, à propos de l’échantillonnage, évoquer un autre point, c’est la cérémonie de la sortie d’une carotte de charbon. Deux indices permettent d’être alerté : la vitesse d’avancement bien plus rapide (rappelons qu’elle était mesurée directement à partir de repères tracés tous les dix centimètres à la craie sur la tige carrée) et la présence de débris de charbon dans les cuttings, sauf en cas de perte totale du fluide d’injection, ce qui n’était pas rare. Dès lors, branle bas de combat, un constat officiel devant être fait; donc prévenir l’ingénieur des TPE(mines) A. Pruvost, représentant localement l’ingénieur en chef des mines, chef de l’Arrondissement de Dijon, de l’heure de la sortie probable du carottier, et, si cela se passait de nuit, le surveillant BRGG. Un dessin précis de la carotte avec ses cotes (cf. ci-dessus), est établi et l’information se fait : l’administration via le TPE, et le BRGG ; dans pratiquement tous les cas la presse locale faisait état de la découverte. Il faut dire que nos prospections étaient suivies attentivement par les édiles locaux, préfet y compris, et par les habitants qui espéraient très fort des résultats positifs et la création d’une mine pour sortir la région de son train-train; je me souviens de l’un d’eux qui attendait avec impatience l’arrivée de mineurs du Nord avec leur fanfare (sic). C’est aussi à cette occasion que le pur universitaire que j’étais appris la différence importante entre Ingénieur des mines, Ingénieur civil des mines, et ingénieur des TPE (mines) ; je ne l’ai jamais oubliée. A propos encore de cette prise de carotte : la méthode de carottage, était « à la grenaille »; heureusement, on commençait à l’abandonner, car très brutale et surtout parce que la technologie progressait avec l’arrivée des couronnes à prismes de carbure de tungstène, voire de diamant. La couronne est un simple tube, un peu plus épais, l’abrasion se faisant par un roulement de petites billes d’acier d’environ deux à trois mm de diamètre entraînées par la rotation du tube. De toute façon la grenaille ne convenait que dans le cas de roches très dures qui seules pouvaient résister à un tel traitement; quid alors du charbon, comme au sondage de Conliège par exemple où on est sûr qu’il y en a, voire à celui de Revigny où on a dit qu’il n’y en avait pas ? C’est bien simple, la vitesse d’avancement, tout d’un coup plus rapide, annonçait sa présence, et l’on recueillait toutes les « fines » pour estimer l’épaisseur de la couche en fonction du diamètre du trou…et de l’âge du capitaine. Inutile de dire la monumentalité de l’erreur, d’où la mise au point de la méthode de repérage évoquée tout à l’heure. Et le diamant est arrivé, d’abord gros, quelques-uns par couronne, sertis sur place par le forgeron (sic) qui passait ainsi du martèlement d’un trépan de battage (tout en lui conservant son diamètre !) au travail ultra délicat de l’orfèvre ; quelle formation artisanale et quelle maîtrise ! L’entreprise faisait confiance sur place pour sertir, mais la décision de descendre du diamant dans le trou était prise au plus haut niveau de l’entreprise, à Paris, ce qui n’arrangeait pas l’efficacité du travail. La coupe pouvait donc être établie à partir des carottes bien sûr, mais aussi des cahiers de sondages, tenus minutieusement par les surveillants, qui permettaient un repérage tout à fait précis puis la recherche de fossiles et enfin la venue des spécialistes chacun pour ce qui le concerne, Lias, Trias et enfin Charly, le paléobotaniste qui a fait toutes les déterminations.

Sondage de Pérrigny 2

            Mais assez parlé de charbon ; l’épopée « Jura » na’ pas été que charbonnière. Même si elle a débuté avec les MDPA à cause de l’indice du « Puits salée » en plein cœur de Lons, et des exploitations de Perrigny et de Montmorot ; y-avait-il de la potasse associée? ce qui s’est très vite avéré négatif, mais l’on continuait à espérer, elle a surtout comporté deux autres volets, l’un interne au BRGG, la cartographie géologique à l’occasion « d’écoles de terrain » l’autre externe, les hydrocarbures. La formation continue était déjà, au BRGG, un souci, et le terrain était pour tous la priorité numéro un. A l’époque, vers la fin des années quarante début des années cinquante, les chantiers du Jura étaient la grande affaire de prospection, et probablement encore la seule, du BRGG. La géologie y paraissait simple, nonobstant la rareté des affleurements. Dès lors quoi de plus logique que d’élire cette zone du Jura pour pratiquer des écoles de terrain et tous, chacun avec sa spécialité, y participèrent : Andrée Lefavrais qui fit dès 1954, équipe avec Marie-Jeanne Perrenoud pour le Quaternaire et le Tertiaire, Louis Guillaume et Jean-Paul Destombes (prononcez JPD) pour le Jurassique, Jacques Rouire et Louis Guillaume pour le Lias, Jean Ricour et Louis Guillaume pour le Trias affleurant; Permien et Carbonifère n’affleurent pas à Lons. Dans toutes les coupes, vous trouverez, au sommet du Rhétien un niveau rouge particulier – le repère Guillaume et non le « repaire » comme on a une fois bien voulu l’écrire, dont la nuance rouge est tout à fait spécifique de la Lorraine au Jura. En relevant une coupe (cela m’a été rapporté) Louis Guillaume n’a pu admettre la place, en plein Keuper, d’un fragment de carotte présentant cette nuance, et, remontant patiemment la série, son bout de carotte à la main, il a retrouvé la bonne place en emboîtant exactement les deux fragments, le fugitif et celui resté à sa place au cours de la manipulation alors entièrement achevée. Il faut dire que la région est très complexe sous une apparence simple, simplicité amplifiée par une couverture végétale importante et donc un nombre d’affleurements particulièrement réduit. Certains pressentaient quelque chose de pas très catholique dans toute cette simplicité, comme en témoigne ce qui plus tard fut baptisé « la pastille de Passenans. « Tous nos bons observateurs de l’époque avaient en effet relevé des « lambeaux de plateau » en situation particulièrement aberrante : une belle dalle de Bajocien, bien horizontale, qui semblait être totalement entourée de Trias ; comment l’expliquer autrement que par une faille complètement courbe et fermée et comment trouver une explication raisonnable pour l’enracinement d’une telle faille ? Le lambeau de Passenans, qui couvre de l’ordre d’un hectare, a été foré grâce à l’obligeance de sismiciens disposant sur place de matériel, (J. Ricour, étant à l’origine de cette action). En quelques minutes, après quelques mètres (je crois me souvenir avoir entendu dire, je n’y étais pas, que c’est une quinzaine de mètres), le forage a classé le problème : sous un Bajocien massif, le tricône pénétra dans des formations superficielles d’altération quaternaire, puis dans un Keuper typique. Le Bajocien est donc posé sur celui-ci et ce n’est que plus tard, lorsque la compréhension de la tectonique de surface fut avéré que l’on a pu expliquer cette anomalie et en trouver d’autres du même type. Le Trias au plus bas, au niveau du Keuper moyen, Dolomie en dalle, ou du moins c’est ce que pensaient les experts par comparaison avec le Trias de Lorraine. Mais, pour être sûr, rien ne vaut un bon fossile, une belle Myoforia goldfussi. La seule récoltée, et encore pas bien belle, fut trouvée tout à fait par hasard, par le géophysicien de l’équipe, Robert Bollo, quelques années avant mon arrivée, mais l’événement était tel que la mémoire en fut conservée. Le décollement général au niveau du Keuper inférieur n’a pas vraiment été pressenti en tout cas en surface (il s’y passait quelque chose mais quoi ?) malgré la pastille de Passenans qui en est une manifestation secondaire ou encore la constatation de superpositions aberrantes, notamment dans les forages pétroliers JR 105 et JR 109 de la RAP. Jean Ricour m’a raconté s’être fait traiter de « fou » (par un geste typique de l’index vrillant la tempe) par Louis Guillaume quand il lui rapporta la coupe de RJ 109 : Trias sur Tertiaire probable mais épais seulement de quelques mètres. Ces coupes étaient alors plutôt interprétées par une erreur d’échantillonnage (par cuttings) ou par le truchement de dessins compliqués de failles ouvertes, verticales, remplies par des alluvions tertiaires, mais n’arrivant pas en surface. On ne pouvait avoir une vision claire de cette tectonique jurassienne avant de connaître la coupe du forage de Courlans, géographiquement à quelques centaines de mètres de la Bresse. Je revois la scène : il se trouve que, ce jour là, les chantiers avaient la visite très officielle du chef des Services Géologiques de CdF, Constantin Monomakhoff, accompagné de notre expert commun, Pierre Pruvost. Faut-il rappeler qui était Pierre Pruvost?  Pour ses anciens disciples, dont je fus, c’est inutile, pour les plus jeunes, je dirai simplement qu’il fut un géologue très complet maitrisant pratiquement tous les aspects de la Géologie : stratigraphie, paléontologie, tectonique… Bref, il était quelque treize ou quatorze heures, nous étions à table et faisions honneur au talent de Marcel Bourrat, le patron de l’hôtel du Cerf, à Voiteur, où nous avions établi notre QG. Coup de fil, Jean Ricour répond et revient nous dire :  » c’était Abel Beaulaton, (ingénieur de la société de forage « Bonne Espérance » qui dirigeait les chantiers sur place depuis bon nombre d’années), une carotte vient de sortir, il nous attend avec impatience, car n’a jamais vu ces faciès dans le Jura ? Il dit que c’est tout blanc !  » Et ceci a été le déclenchement d’une nouvelle phase dans cette épopée jurassienne, concernant non seulement notre équipe mais pour tous les géologues. Arrivés sur place, nous examinons le bébé, perplexes devant effectivement du jamais vu sur place. Ce fut Pierre Pruvost qui, le premier et seulement au bout de quelques minutes, grâce à son don de l’observation, à sa grande culture et à son esprit ouvert à 180°, bref à son talent de géologue comme on aimerait en voir encore aujourd’hui ne comptant pas exclusivement sur la géophysique ou l’informatique, s’exclama, la loupe vissée à l’œil : »N. de D, il y a des Charas là-dedans, il faut que Andrée Lefavrais vienne au plus tôt. Ce qui fut fait dans les 24heures ; elle confirma la nature tertiaire c’est de « l’Aquitanien  à Hélix ramondi, » dont, après plus de 500 mètres de foration nous n’étions pas encore sortis ! Le charriage du Jura sur la Bresse était, pour la première fois, clairement observé, rendant possible une explication rationnelle de la pastille de Passenans, un style bien défini pour cartographier la structure du Vignoble. Et cette tradition de terrain pour le BRGG puis le BRGGM s’est poursuivie encore quelques années pour réaliser la feuille de Lons. Essentiellement Jean-Claude Limasset, Gilbert Rampon, Guy de Mautort, Claude Cavelier contribuèrent fortement à l’achèvement de la feuille. Les anciens ne me pardonneraient pas de clore ce paragraphe sur la carte sans évoquer le bal des pompiers de Voiteur, que l’on n’a jamais raté pendant plusieurs années, où le vin du Jura coulait bien, où votre serviteur se distingua en se retrouvant pris en sandwich entre deux pans de table, brisée alors qu’il s’y appuyait.

           Très tôt, la découverte de gaz à Revigny a ouvert des espoirs de pétrole à la région; il faut dire que ce forage alimenta pendant plus de dix ans la ville de Lons en gaz naturel. Même si cela ne suffisait pas à la demande, l’événement était alors probablement unique, du moins très rare en France, un peu comme le pétrole de Pechelbronn que l’on recueillait en partie,  au goutte à goutte dans des galeries souterraines, et commercialisé es qualité « pétrole français ». L’objectif hydrocarbure ajouta du sel à la recherche ; même,  il procura quelques jours  de gloire éphémère. Je pense à Briod 1 (1955) et à la tête de l’ingénieur de le RAP, José Husson, quand un résultat positif de test, avec éruption quasi spontanée de pétrole, et non de gaz, se manifesta, à la ruée des journalistes locaux dans l’heure qui suivit (on voyait depuis Lons le panache de fumée bien noire de l’hydrocarbure brûlant à la torchère) ; à l’information nationale, pensez donc, c’était le premier pétrole national depuis Pechelbronn ; il évita à l’ami Ricour, arrivant dare-dare de Paris, un gros PV d’excès de vitesse, en rétorquant à la maréchaussée, superbe et preuve à l’appui : « vous n’avez pas entendu la radio ? Je suis attendu sur le chantier du Jura qui vient de produire du Pétrole ! » et l’autre, compréhensif, « bon, mais faites attention quand même ». Il y eut aussi des péripéties qui auraient souvent été tragi-comiques si des sommes importantes n’avaient pas été en jeu. Ainsi, à Lons 3, ce sacré pétrole qui gîtait normalement dans la Dolomie en dalles du Keuper moyen n’aurait pas dû exister ici, puisque cette même dolomie était tectoniquement escamotée dans ce sondage (ce que l’on ne comprit vraiment que plus tard) ; le programme prévoyait des essais d’eau dans chaque niveau susceptible d’en contenir, ceci en vue du creusement du futur puits d’extraction, et l’on testa ainsi le Muschelkalk supérieur, théoriquement au-dessous du gisement d’hydrocarbures. Ce qui devait se passer dépassa toutes nos prévisions : au lieu de recueillir une eau « douce », à la rigueur minérale de type Vittel ou Contrexéville, ce fut une superbe éruption de gaz mêlé à encore plus d’eau salée. Ce n’est que plus tard que l’on comprit les choses, grâce à la synthèse de tous les éléments tectoniques recueillis sur l’ensemble des trous : en fait le charriage n’est pas seulement un débordement frontal du Jura sur la Bresse, mais un mouvement de bien plus grande envergure, affectant l’ensemble de la chaîne. A Lons 3, grâce à une surface d’érosion d’âge tertiaire, ce calcaire à entroques alors affleurant, avait subi une karstification importante puis devint un magasin d’hydrocarbures. Il n’empêche que, sur le moment, ce niveau à risque étant en principe dépassé, nous avions, avec la bénédiction de nos chefs, enlevé la vanne dite schäffer qui aurait permis d’obturer le forage puis de le traiter « en toute simplicité ». Ce volet « hydrocarbures » procura aussi d’intenses moments de camaraderie où se mêlaient l’espoir de la découverte du très grand gisement à la fatigue des nuits blanches, car cela se passait le plus souvent la nuit ! Bientôt devait suivre Lacq et autres Parentis et alors finis la gloire et surtout l’espoir jurassiens. Nos travaux de reconnaissance ont intéressé beaucoup de monde; il faut dire que la notion de Jura calme et sans histoire a été pulvérisée, par nous certes, mais aussi par les pétroliers (voir en particulier la coupe du Risoux, au nord de la chaine, qui a montré un contact profond Trias sur Séquanien !). Nous avons ainsi reçu de grandes figures de l’époque. Sans parler de Pierre Pruvost, habitué de nos chantiers, nous eûmes plusieurs fois le doyen Louis Glangeaud, dont je me souviens, un jour un discours anti grandes écoles dans un échange amusé avec Pierre Laffitte ; le doyen Raymond Ciry, connaissant sa géologie à fond, mais d’humeur toujours sceptique, ce qui faisait avancer la réflexion; le délicieux professeur genevois, père des séquences sédimentaires, Augustin Lombard, venu chercher des séquences dans le Permien (pour les comparer à celles de la molasse), qu’il n’a pas trouvées d’ailleurs ; la jeune thésarde espagnole (sur le Trias, Carmina Virgili) dont chacun sait la brillante carrière scientifique et politique ; le professeur Ager de l’Imperial Collège de Londres et sa troupe d’étudiants, etc.

           Je voudrais faire ici une place à nos « collègues » sourciers qui, comme partout, se sont aussi manifestés à Lons. Deux histoires, l’une sur le terrain, l’autre à table. Je levais la coupe de Lons 4 avec Henri Gudefin, il faisait beau et cela se passait donc dehors, les carottes largement étalées. Nous travaillions ferme lorsque se présenta, je n’ose dire, un petit vieux puisqu’il devait avoir l’âge que j’ai aujourd’hui, qui souhaitait nous aider dans notre recherche, nous affirmant l’absence de tout charbon dans le secteur. Fort de la coupe que je connaissais déjà, je lui demandais si j’avais des chances sur ce forage. Sortant son pendule, après m’en avoir demandé la permission, il le balança un peu partout et conclut doctement :

« Non, ici, je ne vois rien. »  Je l’invitais à rentrer dans la baraque, le Carbonifère y étant encore rangé, et lui montrais de magnifiques couches de charbon, carottées à 100%. Nullement décontenancé, mais après quand même quelques minutes de contemplation, je pense de réflexion, il me dit quelque chose comme:  « oui, évidemment, si vous comptez par dix et moi par cent ! « 

La deuxième histoire avait pour théâtre la salle de restaurant du Cerf à Voiteur, où nous avons surtout amassé des souvenirs gastronomiques de l’art des patrons, M. et Mme Bourrat. Deux tables voisines occupées, la mienne en habitué, et celle d’un convive de passage. Comme souvent dans les cas similaires la conversation démarre très vite :

          » -Vous voyagez aussi ?
            -Non, je m’occupe des sondages de recherche.
            – Formidable, j’espère que vous vous faites aider par un  » bon » sourcier ?
            – A dire vrai, ce n’est pas tout à fait ce que j’ai appris en fac.
            – Vous avez tort, j’en connais un formidable, il ne se trompe jamais, ainsi pour le pétrole de Pechlebronn, il a parfaitement déterminé son origine.
            – Ah ! Oui ?
            – Il vient du Vésuve, passe sous les Alpes, se rapproche de la surface, à Interlaken, exactement entre les deux lacs, où il est à six mètres de profondeur, puis passe en Alsace. C’est vraiment étonnant, vous ne trouvez pas ?
            – Oui vraiment, et a-t-on creusé à Interlaken, six mètres, c’est abordable ?
            – Bien sûr que oui, et en présence du sourcier, il tenait sa baguette et suivait le creusement ; vers trois ou quatre mètres il a prévenu : dépêchez-vous, je sens qu’il s’en va ! Eh bien, vous ne me croirez peut-être pas, quand on est arrivé à six mètres, le pétrole n’y était plus ! »
  Je ne garantis pas le mot à mot, mais je garantis, les deux histoires. Enfin et pour en finir avec la petite histoire « relationnelle » j’avoue n’avoir pas gardé un souvenir terrible des différentes visites à caractère administratif du ministère de l’industrie par exemple.

La visite du président Edgar FAURE en 1955

En revanche je revois bien la visite officielle d’Edgar Faure, en 1955 je crois, député du Jura, alors Président du Conseil. On y croyait encore, au charbon de Lons et il était question d’une mission à confier aux ingénieurs du bassin de Blanzy, qui voyaient chez nous une prolongation, un relais à leurs propres activités, pour faire un avant-projet de mise en exploitation, et l’on voyait dans cette visite officielle une confirmation de nos espoirs. Moment pittoresque, les respects présentés au Président Faure par Joseph Roussel, surveillant du BRGGM, en qualité de « premier mineur du Jura ». En fait, il est plus que probable, Jean Ricour me le rappelle, que cette visite était surtout motivée par la découverte du pétrole (voir ci-dessus), le président du conseil étant alors bien plus intéressé que le député du Jura ! Mais voilà, l’Économie en décida autrement, et la déception fut grande. A l’occasion de la foire commerciale de Lons, sauf erreur en 1958, le ministre de l’industrie de l’époque, Maurice Lemaire, était annoncé, flanqué des DG du BRGGM et de CdF, devant présider une réunion avec les responsables locaux. Et ce fut le discours pastoral, lénifiant, conseillant aux lédoniens, qui disposaient de si belles prairies, de ne pas les abîmer avec une exploitation charbonnière, de ne pas vouloir l’impossible. Je pense qu’il donna aussi des arguments « plus solides », mais je ne me souviens que de ce grand-père parlant à ses petits-enfants, les gourmandant gentiment de leurs caprices ! Et ce fut l’éclatement de l’équipe vers d’autres cieux. Mais très peu de temps après, notre base de Chilly devait devenir, sous la houlette sur place de Jean-Jacques Collin, étant moi-même encore parisien, l’embryon du Service géologique régional Jura-Alpes. Et quelques années après la dislocation, la plupart d’entre nous se retrouvèrent avec quelques autres pour une autre épopée, celle de ce SGR que nous avons construit ensemble. L’épopée du Jura a trouvé son épilogue technique tout récemment à la fin de 1997, avec la liquidation de « Chilly », notre lithothèque, et surtout le dépôt au musée départemental du Jura des principales carottes, dont celles du charriage, la fameuse carotte de Courlans, ou du moins ce qu’il en reste après moultes prélèvements, le contact Trias/Permien avec ses grès calibrés de Perrigny 2, et ceci grâce à Pierrick Graviou et à son chef de service, Jacques Demange. On pourrait certes encore rappeler beaucoup d’autres souvenirs, telles les discussions sur les « quantités » en vue de la facturation chaque mois, entre le représentant de l’entreprise et le surveillant BRGG, chacun défendant sa maison comme s’il s’agissait de son propre porte-monnaie, ou l’évocation de tous ces fins sondeurs qui ont noms René Weibel, M. Treffot, Charles Klipfel et beaucoup d’autres. Je m’arrêterai simplement sur une note plus personnelle : pour moi, l’épopée jurassienne se poursuit, puisque, comme chacun le sait, nous avons construit, il y a maintenant plus de quarante ans, avec Mizette Perrenoud, à l’époque élève de Louis Glangeaud, un clan familial très fort, mais dont aucun ressortissant n’épousa la profession de géologue, « ils en avaient assez entendu durant leur enfance  » (sic).