Par discrétion, on ne dira pas le nom de la chaîne montagneuse ni celui du pays où se déroulèrent les événements (durement sanctionnés par le Ciel) dont je fus le témoin et même presque le responsable. C’est une chaîne alpine, de toute beauté géologiquement et esthétiquement parlant. Il y fait chaud en toute saison, le paysage est désertique, l’altitude modérée mais le relief vif. Bref, lorsqu’un gros orage s’y produit, les wadis gonflent brusquement, l’érosion torrentielle se déchaîne et emporte tout sur son passage.
En ce temps-là, j’étais chef de mission sur un gros chantier de reconnaissance de gisement, toujours par discrétion, on ne va pas dire de quel métal mais ce mot permet déjà d’élimin(i)er d’autres possibilités ! J’avais établi mon camp au bout du bout d’une vallée complètement à sec, dans les baraques qui avaient été abandonnées par une petite société d’exploitation minière, une dizaine d’années auparavant. C’était un paysage qui aurait pu servir de décor au fameux roman de Dino Buzatti, le Désert des Tartares. Deux grands mâts en bois, d’allure quasi militaire, trônaient au milieu du camp, à la hampe desquels avaient flotté, jadis, le pavillon du pays et celui de la compagnie minière. J’avais choisi pour chambre personnelle la chambre de l’ancien directeur, qui y avait laissé son coffre-fort. Il ne contenait plus ni lingot ni monnaie, mais quelques boîtes de détonateurs (encore en état de marche). J’y voyais (et j’espérais que le moindre ouvrier y voyait aussi) le symbole de l’autorité paternelle mais ferme du « Moudir » qui, tenant son pouvoir du BRGM comme Charles-Quint jadis du Tout-Puissant, fait de son mieux pour que le projet soit mené à bien par tout son monde, tout en faisant face aux (restons polis) ennuis, petits et gros.
De temps en temps, lorsque mes bulldozers (qui ouvraient des pistes) faisaient débarouler des blocs de serpentine (encore une indication) dans les plantations de tabac des rares riverains, j’allais plaider ma bonne foi auprès du Préfet de la ville voisine (avec mes plus beaux pateaugas, mais de toute façon, je devais les enlever dans son mouffradj) ; ça finissait toujours par s’arranger. Cette heureuse issue me confortait dans l’importance de ma « mission » de géologue, sur Terre en général et dans ce pays en particulier : le mot « mine », dans ce Pays-là, ouvrait les portes toutes grandes, et les adeptes du NIMBY n’y avaient vraiment pas la cote. O tempora, o mores…
Il y avait plusieurs compagnies sous-traitantes du BRGM sur mon camp, obligeant au « vivre ensemble » 50 personnes, qui étaient de 3 nationalités européennes et de 3 nationalités du Moyen-Orient. Ce n’était pas une mince affaire pour moi, tout jeune dans le grade, de gérer les particularités, les cultures, les goûts et les religions de chaque groupe, et surtout les susceptibilités et les humeurs de chacun, d’autant que dans ce pays de religion stricte (ou tout au moins dans ces montagnes très reculées) l’abstinence forcée devenait pesante pour tout le monde, au fur et à mesure que le thermomètre grimpait. Si, dans le lot, j’avais à gérer quelques « fortes têtes », je les savais travailleurs et je savais qu’ils appréciaient mon travail, et surtout j’avais le soutien inébranlable de mon adjoint, un prospecteur BRGM très sympa. Il était jeune aussi, mais il possédait davantage que moi l’expérience de l’atmosphère vite orageuse d’un groupe humain hétéroclite, soumis à la vie de reclus, à la rigueur du climat et à la cadence de travail que j’imposais au nom des impératifs du diagramme de GANTT que j’avais affiché dans le baraquement qui nous servait de bureau, à moins que ce fut le diagramme de PERT.
Grâce à ma légendaire force tranquille, j’avais déjà réussi à juguler l’insubordination d’un de mes cadres « européens », un expert étranger de très grande compétence. Je l’avais surpris en train de siroter dans la salle-réfectoire, en public, un liquide interdit dans ces pays. Un coup de colère calculée suffit à le faire cesser, incontinent. Ayant confisqué (et jeté ostensiblement) sa boisson satanique, je le mis habilement dans une sorte d’arrêts de rigueur, devant tout le monde. Lui, il était culotté mais intelligent. Comprenant la malice de mon attitude à la Salomon, il accepta tacitement (puni pour ce soir-là) de se retirer sans histoire dans sa chambre, où il pourrait (probablement) siroter à huis clos.
Un autre soir pourtant, la tension monta d’un cran, en même temps que je fus obligé de me soumettre.
Mon adjoint vint me chuchoter, en effet, que tout un groupe ethnique de l’équipe menaçait de faire grève le lendemain. Un ennui n’arrive jamais seul : c’étaient les meilleurs travailleurs que nous avions sur le camp. Les meilleurs au bulldozer ; jamais un murmure de contestation, jamais une négligence ; les premiers à se ruer à l’assaut des rochers escarpés, le marteau-piqueur sur l’épaule ; à ramener les lourds sacs de minerai au pick-up…
Leur problème, c’est que toute cette testostérone, si bienvenue pendant les heures de travail, bouillait dans leurs veines le reste du temps aussi. Ils n’avaient pas revu leur épouse restée au pays (ni des prostituées) depuis des mois. Ils me réclamaient donc quelques jours de congés (quitte à ce que ce soit sans solde) pour pouvoir aller à la ville voisine satisfaire leurs besoins naturels, et revenir.
Chez le géologue, la recherche du pitch du grand axe des petits prismes de pyroxène (qui indique comment il doit implanter son sondage pour intersecter le pod) est l’exutoire parfait de ce genre de tension.
Sans égaler Pasteur ni Freud, le scientifique perdu dans le désert trouve dans ces activités intellectuelles (et dans le crapahut) des compensations apaisantes. Théodore Monod qui a vécu au Hoggar parlerait peut-être même de la sublimation des souffrances physiques, facilitée par l’aridité du désert.
Mais, sur mon camp, il ne pouvait être question de grève, ni d’interrompre le chantier ne serait-ce que trois jours. Or, ni mes professeurs à la Fac, ni mes chefs à Orléans, ne m’avaient préparé à gérer ça.
Finalement, la solution fut trouvée, comme aurait fait le capitaine dans une armée en campagne. Je donnais l’ordre à notre mécanicien (un malicieux) de descendre dès le lendemain matin (jour du Seigneur) à la ville voisine, et d’en ramener de jeunes personnes (adultes consentantes, et « spécialisées »). Le week-end, les personnels locaux rentraient dans leurs villages respectifs et ils ne verraient donc rien de la manip que je tolérais/facilitais de la sorte. Moi-même j’avais prévu de rentrer à la capitale le lendemain (pour la même durée) afin de la jouer à la Ponce Pilate (d’autant que je vivais en famille). Je stipulais que ces personnes « civiles » devaient avoir déguerpi du camp dès le week-end terminé.
Cette nuit-là, au-dessus des baraques de notre camp et de nos toiles de tente endormies, combien de rêves doux montèrent aux cieux… Mais les rêves sont parfois trompeurs. Nous fûmes réveillés brusquement par le crépitement des gouttes de pluie sur les toitures en tôle, et sur les toiles de tente qui ne tardèrent pas laisser passer l’eau. Des trombes d’eau s’abattirent sur notre camp pendant huit heures. Le ruisseau du wadi qui passait au pied du camp sortit de son lit. Personne ne fut blessé, mais la piste que nous avions mis deux mois à ouvrir fut emportée sur 15 kilomètres de long. Tous les gués furent inondés.
Lorsque la pluie eut cessé, nous pûmes continuer, les jours suivants, à travailler autour du camp, parce que les sites à échantillonner n’étaient pas loin. Mais nous restâmes prisonniers dans notre cul de sac pendant dix jours. À l’époque, il n’y avait pas encore de communication satellite, et il n’y avait plus de pigeons voyageurs !
Par chance, nous avions gardé un vieux petit bulldozer au camp, en panne. Le mécanicien et mon prospecteur réussirent à le remettre en marche et il commença à rouvrir la piste. Nous pûmes ensuite franchir le no man’s land et aller solliciter un bulldozer de secours auprès du directeur de la mine de cuivre qui était en exploitation à 50 kilomètres de là. Le brave homme, un irlandais de carrure gigantesque, me reçut avec beaucoup de sympathie et (il m’a semblé) un brin de condescendance pour ces Frenchies naufragés, braves mais assez pitoyables. Il nous fournit immédiatement toute l’aide matérielle espérée, sans demander aucune contrepartie.
Ainsi se termina l’une des épreuves les plus amusantes de ma carrière. Je m’en tirai bien, somme toute, car le montage de toute cette combinazione m’embêtait au plus haut point, dans un pays musulman. Chaque fois que j’y repense, j’aime assez voir dans cette inondation (providentielle pour moi) une intervention divine. Le doigt punitif qui sort des nuages chargés d’éclairs, pour empêcher les hommes de réaliser leurs sordides projets adultères que la morale réprouve.
La douche froide calma les ardeurs : on ne me demanda plus jamais rien.
Vous vous réjouirez, en outre, de savoir que, grâce à notre travail, ces gisements ont été exploités par la suite, avec grand profit, dont un de beau tonnage.
Jean FERAUD