Brèves de cantine

UNE VISITE NOCTURNE INATTENDUE


UNE VISITE NOCTURNE INATTENDUE

 

Il est quatre heures de l’après-midi. Je termine le levé géologique d‘un layon de 15 kms, tracé un mois auparavant par mon équipe de topographie dans la partie Sud-Ouest de la Côte d‘Ivoire, en forêt primaire équatoriale (programme BRGM-SASCA 1962-1967) . Cette même équipe, qui m’a devancé de quelques heures, achève l’installation du campement : une bâche tendue entre deux piquets de bois, confection d’une table et d‘un banc en rondins, débroussaillage sommaire.

Les gars sont contents. Je leur apporte deux petites antilopes tuées lors d’une battue, au km 10, en zone de forêt peu dense. « Patron, c’est bon la viande, ce soir ce sera la fête », me déclarent-ils.

Fort de mon tableau de chasse, dû sans doute a une région giboyeuse peu braconnée, je décide de repartir pour un petit périple autour du campement. Allégé de l’équipement de travail, je ne garde que mon calibre 12 a un coup et quelques cartouches.

Au bout de dix minutes, j‘atteins un marigot dont le lit assez large et peu boisé laisse la place à une végétation herbeuse de grande taille. Après quelques instants de crapahutage le long de la berge, un des deux porteurs me fait signe de stopper et m’indique au loin, dissimulée dans les hautes herbes de la rive opposée, la silhouette d’une panthère, seul grand félin à fréquenter la forêt ivoirienne. N‘ayant pas l’acuité visuelle des chasseurs locaux, je ne vois rien, malgré l’insistance de mon « périscope indigène » et, assez frustré , je rentre au camp.

Douche rapide, mise au propre des notes de terrain, classement des échantillons… une petite fringale se manifeste et me fait demander au boy-cuisinier de prélever, sur les bêtes abattues, le foie et les rognons. L‘équipe de portage est installée a une vingtaine de mètres sous une bâche identique à la mienne. Les carcasses ont déjà été débitées et les peaux enfouies à quelque distance.

Le cuistot s’affaire près du barbecue improvisé, pendant que l’orage menace et j’ai juste le temps d’apprécier la grillade avant que la pluie ne vienne perturber mon festin. Je me réfugie alors sous la bâche et demande au boy de laisser la vaisselle en l’état et d’aller se mettre à l’abri.

La nuit est maintenant tombée et je m’écroule sur le lit « Picot ». Quelques heures passent et me voilà grommelant après les chiens qui fouillent les poubelles dans la rue (les conteneurs plastiques n’existent pas encore). Sortant de ma torpeur, je réalise qu’il y a erreur et que l’Afrique me réserve un autre scénario. La nuit est totale. Je saisis ma torche électrique et dirige le faisceau vers l’extérieur. A portée de main, à moins d‘un mètre de ma tête de lit, l’entrée de mon espace est barrée, plutôt obstruée par une masse mouvante claire, tachetée de sombre. La panthère de l’après- midi ! … ou sa sœur ?. Quelle visite ! Elle a senti ma présence mais semble plus attirée par la table laissée à l’abandon que par ma personne… me voilà en concurrence avec un plat de rognons !

Vais-je prendre ma revanche (tartarin n’est pas mort) ou parer à une éventuelle attaque ! Plus tard, les réflexions ! le palpitant quelque peu en chamade, j’éteins la torche et, toujours couché, je m’empare du fusil glissé sous le lit entre les armatures de soutien , humidité oblige. Je cherche alors les cartouches dans ma cantine, toute proche, et soulève le couvercle qui émet un grincement atroce de ferraille rouillée. Je charge l‘arme et rallume la torche.

Plus rien. La bête, peu satisfaite par les restes du « banquet » mais plus vraisemblablement effrayée par le bruit, a décampé.

Nouvelle frustration ! Je vais prévenir mes gars pour les informer de la situation. A moitié endormis, ils rigolent : « Eh patron, tu n’as pas mis tes lunettes ! Ici tout est calme ». Je leur rétorque : « Bon, vous êtes prévenus » et je retourne sous ma bâche, le fusil chargé près de moi. De nouveau, je ne tarde pas à m’endormir profondément.

Le temps passe. Mon équipe me réveille : « Patron, patron ! la bête est chez nous et rôde autour des peaux enterrées. Prête nous le fusil ». « Bien, vous me croyez maintenant », leur fais-je observer en leur tendant l’arme. Et, pour la troisième fois, je me rendors, tout en percevant au loin des bruits insolites.

Le jour pointe. Le cuisinier, ennuyé, m‘indique que la vaisselle métallique ainsi que les bidons d’eau filtrée ont disparu. Que faire, je n’ai rien d‘autre en « magasin » ? Je demande alors à l’équipe de se déployer en tirailleur dans la direction des bruits perçus au cours de la nuit. Dix minutes plus tard, les hommes reviennent avec un bidon aluminium de deux litres complètement transpercé et deux poêlons tordus.

Le félin a laissé les empreintes de sa dentition sur la gourde me signifiant ainsi que, si son appétit avait des limites, sa mâchoire pouvait être redoutable !

Petite frayeur rétrospective.

Michel JEAMBRUN