Brèves de cantine

Le Commandant EDUARDO

LE COMMANDANT EDUARDO

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Dans les années 60, le BRGM entreprit des recherches pour phosphate dans les vastes bassins sédimentaires de l’ouest de Madagascar . Un temps, les travaux portèrent sur le bassin de Majunga et, plus particulièrement, sur la presqu’île d’Antonibé. Là, ils se déroulèrent en progressant depuis la base de la presqu’île (village d’Antonibé) vers son extrémité nord-est (Antétékiréja ) sur une distance d’environ 50 km. Cette région était pénétrée par une voie qui, si elle avait été un jour carrossable, était devenue totalement impraticable depuis des années, voire des dizaines d’années. Rien d’étonnant à cela. Qui pourrait bien avoir à faire dans ce bout du bout du monde ?

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La piste était donc, sommairement, remise en état pour le seul passage des véhicules tout-terrain, au fur et à mesure de notre avancement. Grande fut notre surprise, à mes compagnons et à moi, de découvrir, juste avant l’arrivée sur la baie qui borde la presqu’île au nord, que le chemin se transformait, d’un seul coup, en un « véritable billard ». Il pénétrait dans une cocoteraie, elle-même, dans un état aussi strictement impeccable…

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Pressentant quelque chose d’insolite en ces lieux que je croyais quasiment inhabités, j’arrêtai le véhicule et nous continuâmes à pied. Soudain, nous fûmes interpellés par une forte voix provenant d’un personnage que je n’avais pas aperçu, juché sur une petite butte à coté du chemin :

  • – Eh, vous, là-bas, que faites-vous là
  • – Vous le voyez, je me promène.
  • – Vous êtes dans une propriété privée
  • – Je l’ignorais.
  • – Venez ici l Retour ligne manuel
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L’apostrophe, un peu rude, venait d’un européen à cheveux blancs, de grande taille et droit comme un I bien qu’affichant largement plus de soixante-dix ans. ll portait une chemisette flottante sur un « short » à la Major Thompson. D’allure assez sévère, très british », modèle Armée des lndes, il était doté d’un fort accent alsacien.

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Je m’exécutais et l’échange prit, tout de suite, un ton plus courtois ; il se présenta « Edouard Dieffenbach, propriétaire de la concession ». Je lui expliquai comment et pourquoi j’étais là.

  • – Allons à la case, dit-il, et nous continuâmes de concert le chemin à pied. Retour ligne manuel
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    ***


Nous traversâmes la cocoteraie, dont le sol était soigneusement nettoyé, pour arriver au village d’Antétékireja. La piste s’ouvrait sur une magnifique crique de sable blanc où un boutre, voile affalée, était à l’ancre. Le village était aussi d’une propreté irréprochable. J’appris, plus tard, que le samedi était uniquement consacré au nettoyage du village et de la plantation. La case de Dieffenbach se trouvait à l’extrémité d’Antétékiréja, opposée à la plage. Entièrement construite en matériaux du pays, surélevée, elle n’en était pas moins très fonctionnelle.

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Dieffenbach m’expliqua que le lieu n’était habité que par les ouvriers de la concession et son contremaître, un somalien dénommé Ahmed, ainsi que par leurs familles. Contrairement à ce que j’avais imaginé, le but de la plantation n’était pas la production de coprah mais celle, exclusivement, de plans de cocotiers exportés par boutre sur Majunga. Cela expliquait pourquoi les noix étaient si soigneusement collectées, sélectionnées, pour être mises à germer. Dieffenbach cultivait aussi un très beau potager qui servait de modèle au personnel à qui il fournissait les semences. Le poisson abondait dans la mer alentour. Un animal était abattu chaque semaine, à moins qu’un sanglier n’ait été procuré par un chasseur. Enfin, un « économat », approvisionné par les retours du boutre de Majunga, cédait à prix coûtant les produits de base… Les gens paraissaient vivre là heureux et sans souci du lendemain. Paradis perdu que cette espèce de phalanstère quasiment coupé du monde Ï’ Sans doute, les plus grincheux n’y verront-ils jamais, pour le moins, que la survivance d’un paternalisme suranné …

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Quand nos travaux nous amenèrent dans la partie nord de la presqu’île, j’établis un campement à une dizaine de kilomètres d’Antétékireja. Les jours où je ne rentrais pas trop tard du terrain, j’allais parfois voir Edouard Dieffenbach en fin d’après-midi. Nous discutions de choses et d’autres, de l’actualité, à partir d’informations brèves captées sur RFl. Ainsi, nous tenions salon sous la varangue de sa case. L’endroit, ouvert à l’est et à l’ouest, était doucement rafraîchi par les vents dominants de terre, souvent relayés, en fin d’après-midi, par la brise de mer, de sens contraire. Nous échangions des bouquins et des journaux pas très récents. ll me fit découvrir John Knittel. Nos discussions prenaient fin à la nuit tombante car, assez dur d’oreille, il ne suivait plus très bien la conversation dans la pénombre. Je prenais alors congé, mais ne pouvais jamais partir sans qu’il m’ait chargé de légumes frais de son jardin. De mon côté, je lui apportais des << commandes » venues par notre camion de Majunga et qui n’avaient pas à attendre le bon-vouloir des vents, du boutre et de son capitaine.

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Petit à petit, prenant confiance, il me livra, par bribes, des morceaux de ce que fut sa vie, bien remplie et passionnante. Je regrette, aujourd’hui, de ne pas avoir été plus curieux, mais je crois qu’à la moindre insistance il se serait fermé comme une huître, irrémédiablement. J’en livre donc les grandes lignes, telles que j’ai pu les capter et les ordonner, conscient qu’il y reste encore de nombreuses zones d’ombre.

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Edouard Dieffenbach naquit vers 1890 (?) en Alsace, alors sous occupation allemande. Pendant la guerre 14-18, il traversa les lignes et s’engagea dans les rangs français avec lesquels il fit campagne.

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Après la Grande Guerre, il partit pour Madagascar. ll y créa et développa, avec un associé nommé Vicaire, qui existait encore dans les années soixante, les plantations de tabac de la région de Manpikony. Pour des raisons que j’ignore, les deux compères se séparèrent : Vicaire garda les tabacs et Dieffenbach prit le reste des biens communs dont la concession d’Antétékiréja où il se retira.

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En 1940, le Gouverneur de Madagascar fit acte d’allégeance à Vichy. En conséquence, il appliqua les consignes de son Gouvernement, dont celle de remettre les citoyens alsaciens aux autorités d’occupation. Dieffenbach est arrêté. Il vécut comme une suprême injure d’avoir à traverser Tananarive, menotté et encadré par des gendarmes français. Il fut mis, à Tamatave, sur un bateau à destination de la Métropole‘. Ce dernier fut arraisonné par les anglais au large du Cap. Dieffenbach s’évada et traversa l’Afrique de l’Est, du Cap à Djibouti. Là, il forma le bataillon de marche somali dont il devint le commandant. Son ordonnance, Ahmed, deviendra plus tard son contremaître à Antétékireja. A son sujet, il n’a jamais cessé de me vanter les qualités guerrières des peuples de la Corne de l’Afrique…

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A la tête de son bataillon, le commandant Dieffenbach fit , brillamment, les campagnes de Libye, d’Italie et de France. Après la guerre, il revint à Madagascar où il trouva sa concession « occupée » par un administrateur collaborateur qui se l’était fait attribuer à la faveur de sa disparition . ll l’expulsa, manu militari, et reprit ses activités, telles que je les ai connues vingt ans après.

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***

Je n’ai plus eu de nouvelles de lui jusqu’en 1972, si l’on peut dire l C’était l’année de la révolution qui vit tomber le régime Tsiranana. Je me trouvais, un jour, de passage à la Mission française de coopération. Les services consulaires essayaient alors de recenser leurs nationaux isolés ; j’y captais , dans un couloir, un fragment de conversation :

  • – Dieffenbach a-t-il répondu ? dit une voix.
  • – Non ! Répondit l’autre. Retour ligne manuel
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Je pensais que s’il était encore vivant, il ne quitterait certainement pas les lieux où il se sera vraisemblablement éteint, dans la plus grande discrétion Retour ligne manuel
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La vie d’Edouard Dieffenbach, dont beaucoup de détails m’échappent, pourrait faire l’objet d’un roman. C’est un des personnages rares qu’il m’ait été donné de rencontrer dans mes pérégrinations.

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Retour ligne manuel A sa mémoire, je dédie les lignes précédentes. Retour ligne manuel
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Louis Fournié, 2013.

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