De l’or et des hommes

« César avait bien raison de dire qu’avec de l’or on a des hommes, et qu’avec des hommes, on a de l’or : voilà tout le secret . »

Voltaire, Dictionnaire philosophique

LERO (Guinée), fin 1991.

Léro était un gisement d’or de petite taille mais, d’après les géologues, le secteur était très prometteur. Le pari fut donc pris de développer un petit projet, peu rentable en lui-même, mais qui permettrait, d’une part de ne pas perdre d’argent, voire d’en gagner, et d’autre part de former un point d’accroche à partir duquel l’exploration du gisement et de ses alentours pourrait être continuée. Ceci conduirait, peut-être, à un plus gros gisement et à un projet plus lucratif. Le pari fut gagné.

A cette époque, deux projets, Ity (Côte d’Ivoire) et Léro étaient à peu près au même stade de développement, mais les actionnaires de la Société Minière de Dinguiraye (Guinée) ayant été plus rapides, ce fut Léro qui passa en premier.

Ma première visite sur le terrain me donna un aperçu des conditions locales et de la topographie. Elles étaient très favorables, notamment par la présence de terrains plats pour la lixiviation et de terrains meubles pour les bassins. Le minerai pourrait facilement être traité par lixiviation en tas et c’est sur ce projet que nous travaillâmes, sachant que les essais en laboratoire donnaient d’excellentes récupérations tant pour le minerai latéritique que pour le minerai argileux.

Après quinze heures de route et de piste, à partir de Conakry, nous arrivâmes enfin à Léro. Les géologues-explorateurs étaient là pour nous accueillir. Leurs installations étaient fonctionnelles bien que rudimentaires pour un projet minier, mais cela importait peu pour le moment. On dormirait dans des cases en ciment et ce serait très confortable.

Cependant, impossible, dans de telles conditions, de fidéliser les futurs responsables du chantier d’exploitation.

La Guinée m’apparut magnifique avec des plaines et des montagnes. Le couvert végétal était plus abondant quand l’altitude augmentait et autour de Léro s’étendait une savane arbustive avec de grands plateaux latéritiques et des zones plus argileuses (on s’embourbait en les traversant).

La population de la région de Léro était plus typiquement rurale que celle rencontrée à Ity et les traditions y étaient fortes. Et l’habitude (héritée des griots) de tout chanter permettait de conserver intact le souvenir des anciens. C’est ainsi que nous apprîmes les noms et fonctions des anciens Russes qui avaient opéré à Dinguiraye. Leurs installations résiduelles allaient servir au nouveau projet. De fait, une fois encore, nous n’étions pas les premiers dans la région ; outre les Russes, il y avait, à Léro et dans ses environs, une grande tradition d’orpaillage. Même si nous ne cherchions pas le même or, cette activité démontrait qu’il y en avait dans le secteur.

Mon second déplacement à Léro fut plus mouvementé. A l’aller tout d’abord, nous eûmes un accident de la route en traversant un village. Une petite fille fut renversée. Heureusement que c’était un chauffeur guinéen qui conduisait car, vu l’hostilité développée sur place, je pense que si cela n’avait pas été le cas, je ne serais pas là pour vous raconter l’événement.

 

Un attroupement se créa à l’extérieur de la voiture de laquelle je sortis tranquillement mais avec l’angoisse au ventre. D’après l’intensité du choc, je m’attendais à ce que la petite fille ait été complètement écrasée. Mais, bonne nouvelle, elle était vivante ! Je la pris dans la voiture, avec un de ses frères, tout en m’étant assuré auparavant qu’il s’agissait bien d’un frère au sens où nous l’entendons, nous, et non au sens local.

Aussitôt, je me dirigeai vers l’hôpital le plus proche. La mère arriva, suivie du Préfet, du Sous-Préfet, du Maire et de quelques adjoints.La blessure n’était pas trop grave : une fracture de la jambe. La petite fille fut mise dans un lit, dans une chambre commune qu’elle fut seule à occuper. La saleté était répugnante ; les murs étaient tachés de sang et de bien d’autres substances ! La mère se tenait assise et pleurait. Puis, arriva un aréopage exclusivement masculin auquel se joignit le père. Seulement préoccupés par les questions d’argent, ils ne montraient aucune émotion. Finalement, c’était la mère et moi qui étions les plus choqués et émus. Je payai pour les différents examens et donnai de l’argent à la mère pour la pose du plâtre Puis je partis, en promettant de repasser le surlendemain. J’avais vu un hôpital local de près et il ne me restait plus qu’à prier de ne pas avoir besoin de celui-ci ou d’un autre.

Le voyage se continua et nous arrivâmes fort tard à Léro où tout le monde nous attendait. C’était le début de la saison des pluies et, le lendemain, nous débutâmes notre visite de chantier sous la pluie. Bien sûr ce fut désagréable mais cela nous permit de voir des choses difficiles à imaginer, comme l’écoulement des eaux, par exemple.

La visite de terrain achevée, nous repartîmes pour Conakry avec un chauffeur différent. Un membre de l’équipe Projet, du Département  » Projets Miniers  » d’Orléans, nous accompagnait. Je l’avais déjà rencontré en Arabie où nous avions développé ensemble toutes les installations de traitement. La visite fut très profitable. Nous repartîmes, en convoi, avec deux voitures et des 4×4 de terrain. Petite précision : la fille d’un des gardiens nous accompagnait. Elle fit le voyage dans la benne d’une voiture, seul emplacement encore disponible ! C’était interdit, en principe, mais en principe seulement.

A cause des pluies, les quinze heures habituellement nécessaires pour effectuer le voyage se transformèrent en deux jours. Nous aurions pu faire plus vite mais il aurait fallu rouler de nuit et ce n’aurait vraiment pas été prudent. Les chutes de pluies fort abondantes avaient déjà largement transformé le terrain et les rivières avaient, en certains endroits, envahi les zones de bas-fonds. Nous n’allions pas
tarder à en mesurer les conséquences.

Je vous passe les détails du voyage. Sachez seulement que de bourbiers en crevaisons, de tractages en réparations, rien ou presque ne nous fut épargné. Sortir de ce mauvais pas fut une bataille de longue haleine. Après cette bataille, je ne résiste pas à vous faire part de notre remarquable vitesse : 300 à l’heure sur notre chemin… 300 mètres à l’heure, naturellement !!!

L’heure d’arrivée à notre hôtel, à Conakry, allait être très tardive, d’autant que j’avais promis d’aller voir chez elle, la petite fille accidentée.

Un peu avant minuit nous arrivâmes dans la ville où elle habitait. Tout était désert. Je trouvai la maison et frappai à la porte. Toute la famille était endormie mais bien là. La mère, les seins nus, portait un simple pagne, tout comme le père. Les parents, prêts à s’excuser de leur tenue, m’expliquèrent qu’ils m’avaient longtemps attendu et qu’ils venaient tout juste de se coucher.

Je demandai à voir la petite fille. Elle dormait, quasiment nue, allongée sur une natte. J’insistai pour qu’on ne la réveille pas. Le plâtre n’avait pas été posé, comme cela avait été décidé. Les parents étaient allés voir le sorcier, rebouteux à ses heures, et la fracture avait été réduite en ficelant un os de poulet sur la cuisse de la fillette. Il paraît que ça soignait bien. J’en doutait fort, mais bon ! Je donnai encore de l’argent avant de partir.

J’aurai l’occasion de revoir cette petite fille avec plaisir, lors de mes déplacements. Elle accompagnait toujours sa mère, vendeuse au marché, et se portait bien. Elle boitait légèrement et me revoyait toujours avec joie, tout comme sa mère, du reste.

Le lendemain matin, nous reprîmes la voiture. Nous étions à environ trois heures de Conakry. La route serpentait dans des reliefs qui n’étaient pas tout à fait des montagnes, mais qui étaient néanmoins importants. C’était un paysage de fortes collines et le goudron de la route était graisseux par endroits. Ceci était dû aux pannes de voitures. En effet, quand les voitures tombent en panne, (et ça arrive souvent ici !) on démonte le moteur sur place et souvent la vidange se fait sur la route même.

Mon camarade ne roulait pas très vite compte tenu de l’état de la route et des virages. Soudain, la voiture dérapa sur le goudron, fit un tonneau complet sur le bas-côté et se retrouva sur un replat opportunément placé.

Pendant ce tonneau, le temps me parut interminable et je revoyais défiler les images de l’hôpital que je venais de visiter. Vers la droite, le ravin continuait… Le replat était situé sur notre « chemin » juste pour nous recevoir et nous empêcher de rouler plus bas. Notre dernière heure n’était pas arrivée !

Dans la benne (par bonheur notre voyageuse avait débarqué hier soir), il n’y avait plus rien ou presque. La voiture elle-même, très peu abîmée, roulait encore et le chauffeur de l’autre voiture la remit sur la route, je ne sais trop comment, du reste. Nous avions bouclé nos ceintures et, hormis quelques coups, nous n’avions rien ! Bref la vie pouvait continuer…

Nous rejoignîmes Conakry à l’aide de la seconde voiture, la nôtre ne roulant qu’au pas. Nous arrivâmes dans les bureaux de la SMD pour nous faire engueuler par le chef de projet parce que nous avions dix minutes de retard. Après nous être expliqués sur les causes de notre retard, l’engueulade s’atténua rapidement.

Après cette mission, les actionnaires décidèrent de la réalisation du projet et nous passâmes l’année 1994 à développer les installations et à lancer les premières commandes. A la fin de l’année, la construction du projet pouvait démarrer.

Rien de bien marquant durant cette période qui s’étendra de décembre 94 à mai 95 (avec une interruption à Noël !). Je me souviens seulement que l’on buvait à Léro plus d’eau que dans le désert d’Ariab. Mais nous étions en Guinée, pas au Soudan, et il y avait aussi après le travail, autre chose que de l’eau et nous pouvions boire sans nous cacher.

En effet, le site, éloigné de toute civilisation, était d’un accès difficile par la route. A cause des inondations, il était même inaccessible à la saison des pluies. Il avait même fallu construire une piste aérienne non loin du camp minier.

Mais il restait que le matériel ne pouvait être acheminé que par voie terrestre. Ceci constituait notre principale difficulté logistique. Le projet, très contraint budgétairement, ne permettait pas de refaire la partie finale de la piste d’accès très abîmée mais seulement de l’aménager tant bien que mal.

Les ponts sur les voies d’eaux, eux aussi, constituaient un point faible. Ils avaient été construits récemment par le génie rural mais nous avions remarqué que plus on s’éloignait des zones habitées plus on voyait le ferraillage apparaître sous le tablier du pont alors que les maisons et cases aux alentours avaient de plus en plus de crépi de ciment ! Allez comprendre !

Reste que le passage de certains ponts était problématique, la charge de certaines expéditions dépassant les 20 tonnes, charge pour laquelle les ponts n’étaient pas conçus. Il ne se passa malgré tout rien pour les concasseurs et l’unité de charbon actif. Les ponts tinrent le coup ! Cependant, un convoi n’arriva pas à destination car un pont s’effondra et le camion tomba dans l’eau.

C’était pourtant un chargement d’un poids plus modéré, 10 tonnes, mais le pont avait déjà souffert. Ce qui était plus inquiétant c’est qu’il s’agissait là d’un chargement de consommables devant être acheminé régulièrement et non d’un équipement initial de mine ou de traitement.

Nous avions vraiment de quoi nous inquiéter car il s’agissait de 10 tonnes de cyanure : assez pour empoisonner la Guinée tout entière si le produit venait à se dissoudre dans l’eau ! Heureusement, le camion qui le transportait ne fut pas totalement submergé et le chargement seulement mouillé vers le bas. Le bull dépêché sur place nous tira de cette situation inconfortable et des travaux de renforcement des ponts et de la piste furent rapidement entrepris.

Enfin, vint le jour de la première coulée. Bien sûr, je me souvenais de la péripétie d’Hassaï : tout avait été minutieusement préparé. Le lingot, coulé la veille, fut tout simplement refondu ! Les visiteurs n’y virent que du feu ! Ils étaient venus pour voir de l’or et là, il y en avait !

Une semaine plus tard, deux lingots étaient prêts à être expédiés. Cela coïncidait avec mon départ du site. Le contrat d’exportation, que nous avions préparé et sur lequel nous nous étions entendus, prévoyait un passage par la Banque Centrale de Guinée pour contrôle de la pureté et du poids.

Nous prîmes le petit avion pour retourner à Conakry : c’était plus confortable que la piste et aussi plus sûr car avec les deux lingots que nous transportions nous étions devenus une cible de choix.

Les lingots furent apportés à la Banque Centrale dès notre arrivée. Mais les employés ne pouvaient pas assurer, le jour même, la pesée et le contrôle de la pureté. Ils furent néanmoins d’accord pour prendre les lingots, que nous pesâmes nous-mêmes, et les mettre au coffre. Seul petit inconvénient : les coffres se trouvaient deux étages plus bas et il n’y avait pas d’ascenseur. Je demandai de l’aide aux représentants de la Banque et, étonné et abasourdi, je m’entendis répondre :  » la transaction n’a pas encore eu lieu, c’est à vous de les porter « .

Je m’exécutai (ah ! que c’est dur la vie de métallurgiste !). Le lendemain nous revînmes à la Banque pour finaliser la transaction. Et là petite vengeance ! Alors qu’ils me demandaient de l’aide pour porter les lingots jusqu’au coffre, je leur répondis :  » la transaction a eu lieu. C’est à vous de les porter « . Ils s’exécutèrent, sans broncher, pour mon plus grand bonheur.

Il n’y a pas de petite vengeance. Surtout avec des fonctionnaires pointilleux ! Ce fut ma dernière action pour la construction du projet ; le soir même, je repartais pour la France. Paris d’abord, puis Orléans.

Aujourd’hui, la Société Minière de Dinguiraye est une société dans laquelle l’actionnaire norvégien, Kénor, est devenu majoritaire, après le départ, en 97, du groupe BRGM.

Un gisement plus important a été trouvé. Le pari engagé de continuer l’exploration pendant l’exploitation de la lixiviation en tas a été gagné. Une lixiviation en cuve de 3 000 t/j a été construite et SMD est devenue une entreprise importante.

De l’or pour les hommes, des hommes pour de l’or…. Il avait bien raison, Voltaire !!

Jean LIBAUDE